Portugal : 25 avril 1974: Ni le début, ni la fin de la révolution

Il y a cinquante ans, une des dernières dictatures d’Europe de l’Ouest s’ébranla sous les cris de « liberdade » et « democracia ». L’engagement pour un changement de régime au Portugal avait retenti jusqu’au au Luxembourg.

Scène de rue à Lisbonne, le 25 avril 1974. (Source : Wikimedia Commons.)

Le « 25 avril », autre nom de la Révolution des Œillets, changea profondément le cours historique du Portugal et de sa société. Il illustre à merveille la culmination de développements politiques et sociaux en un point de non-retour, après lequel rien n’allait plus être comme avant. Pourtant, cette révolution avait des antécédents et elle ne se faisait pas en un jour.

Où situer le début de la fin du régime fasciste du « Novo Estado », initié par le chef de gouvernement António de Oliveira Salazar, qui dura de 1932 à 1974 ? Après la Deuxième Guerre mondiale déjà, quand, inspiré par les autres pays qui avaient retrouvé leur liberté, la voix de la contestation se faisait entendre pendant quelques années au Portugal ? Aux élections de 1958, marquées pour la première fois par une contre-candidature sérieuse – celle du général Humberto Delgado – au candidat désigné par Salazar ? En 1961, lorsque l’Inde, sous Nehru, mit fin au régime colonial portugais à Goa ? Ou encore avec les premières manifestations estudiantines au Portugal en 1962 ? En tout cas, il fallait que Salazar meure, agonisant de 1968 à 1970 après une hémorragie cérébrale, pour que la contestation devienne de plus en plus massive. Les réformes politiques annoncées par Marcelo Caetano, le successeur de Salazar à partir de 1968, étaient timides et peu crédibles.

Une guerre fatale au régime

Parmi les facteurs qui contribuèrent à la fin de la dictature, un des plus importants est celui des guerres coloniales. À la fin des années 1950 encore, le Portugal ne détenait pas moins de 11 colonies en Afrique et en Asie, parmi elles l’Angola, le Cap Vert, la Guinée-Bissau, Goa, Macao, le Mozambique et le Timor de l’Est. Face à la dynamique de la décolonisation qui s’était mise en marche partout dans le monde après la guerre, beaucoup doutaient que l’obstination de Salazar à vouloir garder les colonies au prix de guerres contre les mouvements d’indépendance qui coutaient la mort à plusieurs milliers de jeunes hommes portugais (et à un nombre beaucoup plus élevé de colonisé-es), avait encore un sens. Alors que Goa tombait en quelques jours, la lutte pour le maintien de l’Angola fut longue et violente. Ironiquement, elle amena le dictateur, sinon à mettre en marche le mouvement d’insurrection de 1974, du moins à le dynamiser considérablement.

Car bientôt la guerre en Angola s’étendait sur la Guinée-Bissau et le Mozambique. De 1961 à 1974, elle allait dévorer une part de plus en plus importante du budget de l’État et exiger la participation d’un nombre croissant de jeunes soldats. Alors que la balance penchait de plus en plus en faveur de la victoire militaire des mouvements indépendantistes, le soutien de la société portugaise à la guerre s’évapora. Las de risquer leurs vies pour une aventure dépourvue de sens et pour un régime mal-aimé, de plus en plus de jeunes hommes essayaient de se dérober au service militaire. Le mouvement des réfractaires allait prendre une dimension énorme : pour la fin du régime, on parle de 20 pour cent des jeunes hommes qui manquaient à l’appel.

La route de l’exil

L’empire colonial portugais, tel que présenté dans une brochure officielle du gouvernement portugais de 1968. Goa a déjà disparu de la carte. (Source : ANLUX- AE-15531-14.)

Dans les années 1960, la situation économique désastreuse amena de plus en plus d’hommes et de femmes à partir du Portugal, souvent de façon illégale. Le « salto », la route de l’exil à travers l’Espagne et les Pyrénées, les menait d’abord en France, puis dans d’autres pays de la Communauté économique européenne (CEE), où la plupart s’ajoutaient aux colonnes de travailleurs de la construction et de femmes de nettoyage. D’autres réussissaient à s’inscrire dans les universités et à accéder à des diplômes académiques.

Les chemins des jeunes déserteurs et réfractaires à la guerre coloniale se joignaient à cet exode. Un bon nombre des « exílios » et « exílias » avaient également dû fuir leur pays pour des raisons politiques : ils étaient membres de partis interdits par le régime portugais, notamment le parti communiste et les différentes expressions de la gauche radicale. Souvent très jeunes, ils et elles étaient déterminé-es à lutter contre le régime, risquant l’expulsion de l’école, voire de l’université, ou même la prison. Ce n’est donc pas un hasard si, à Paris, à Stockholm, à Bruxelles et même à Luxembourg, les nouveaux immigré-es venu-es du Portugal rejoignaient les rangs des syndicats et des filiales d’exil des partis progressistes ou même de la gauche révolutionnaire (voir le témoignage ci-contre).

Le Luxembourg et la dictature

Lors d’une visite officielle au Portugal en 1970, Gaston Thorn (à gauche), ministre des Affaires étrangères du Luxembourg, est reçu par le chef de gouvernement Marcelo Caetano (à droite). (Source : ANLUX AE-15528.)

Le Luxembourg officiel était intéressé à intensifier ses liens économiques avec le Portugal, sans états d’âme vis-à-vis d’une dictature pour laquelle les droits fondamentaux valaient peu. Il y exportait déjà un volume considérable de produits sidérurgiques. En mars 1970, le ministre libéral des Affaires étrangères, Gaston Thorn, se déplaça en Espagne (également une dictature à cette époque) et au Portugal pour une visite officielle, afin de finaliser un accord qui permettait l’expansion de l’offre portugaise de main-d’œuvre pour le Luxembourg. À ce moment, la population résidente du Luxembourg comptait déjà une personne portugaise sur cent.

Dans une revue officielle éditée par le gouvernement portugais, Gaston Thorn se montra enthousiaste : « Tout indique que l’heureuse expérience que le Grand-Duché a faite au début du siècle avec les immigrés italiens va se renouveler avec les immigrés portugais. » Et il souligna que le Luxembourg préconisait une « politique de la porte ouverte » en ce qui concernait l’élargissement de la CEE. En effet, le Portugal tentait de trouver des alliés soutenant son entrée au Marché commun. Car, comme on peut le lire dans une note du ministère, la Commission européenne était réticente à conclure des « associations avec des pays qui ne jouissaient pas  d’institutions et de régimes comparables à ceux des États fondateurs ».

La révolution est dans la rue

En septembre 1973, le cours des événements politiques au Portugal commence à s’accélérer. En Guinée-Bissau, le mouvement d’indépendance force l’armée portugaise à céder. Le 15 mars 1974, une première tentative de renversement du gouvernement Caetano échoue; elle ne fait que cacher une autre initiative militaire beaucoup plus sérieuse, le « Mouvement des forces armées », qui s’engage pour la démocratisation du pays et pour la fin des guerres coloniales. Depuis que le Portugal est devenu une république en 1910, les militaires se mêlent de la politique par des putschs et des complots divers, soit en prenant eux-mêmes le pouvoir, soit en soutenant des politiciens. Dans les années 1970, cela ne veut pas forcément dire qu’ils se positionnent à la droite de l’échiquier politique, certains sont même proches du parti communiste. Le 25 avril, vingt minutes après minuit, la diffusion de la chanson « Grândola, Vila Morena », retentit à la radio et donne le signal aux troupes de quitter leurs bases. À l’aube, elles entrent dans Lisbonne. La dictature a vécu, les anciennes colonies deviennent indépendantes.

Affiche du Comité de lutte portugais contre l’impérialisme, imprimé par l’atelier populaire de la faculté de Vincennes, circa 1970. (Coll. La contemporaine.)

Mais le 25 avril n’est que le début d’une phase révolutionnaire qui s’étendra sur deux ans. Manifestations et grèves alternent avec occupations de logements et autogestion d’usines. Grand nombre des « exílios » et « exílias » rentrent au Portugal, amenant souvent dans leurs valises les idées de mai 68 : la démocratisation de la culture, de nouveaux modes de vie ou le féminisme. Les partis de gauche, sortis enfin de l’illégalité, essaient d’étendre et de stabiliser leurs bases. Entre partis socialiste, communiste et maoïste, les visées ne sont pas les mêmes : alors que le premier veut orienter le pays vers la Communauté européenne, les communistes sont fidèles à Moscou et d’autres prônent la voie des pays non-alignés. Avant même les premières élections, le nouveau gouvernement se donne les moyens de contrôler des entreprises, les banques et certaines industries portugaises sont nationalisées, une réforme agraire est mise en marche. De nouvelles associations luttent pour le relogement décent des milliers de gens qui vivent dans des bidonvilles, des comités de quartier sont créés. Tout ceci sur fond de deux tentatives de coup d‘État dans lesquels est impliqué le général António de Spínola (président de la république jusqu’en septembre 1974), d’un chômage et d’une inflation qui montent en flèche, et de la fuite inquiétante des capitaux.

Le parti socialiste sort vainqueur des élections pour l’Assemblée constituante qui ont lieu le 25 avril 1975, mais dans le nouveau gouvernement, les communistes restent plus forts que les socialistes. Pendant l’été 1975, c’est le bras de fer entre les deux partis. Ce n’est qu’en novembre, après un coup d’État raté des militaires proches de la gauche radicale, que la situation se calme.

Des œillets fanés ?

Depuis l’entrée du Portugal dans la CEE en 1986, son modèle politique s’est aligné sur celui des démocratiques libérales d’Europe de l’Ouest. Dans les années 1990, les nationalisations d’entreprises sont annulées. Deux décennies plus tard, la crise économique de 2008 met profondément en doute la confiance dans les leaders politiques. Aujourd’hui, l’heure est à l’inquiétude politique, face à la montée de la nouvelle Droite et aux difficultés de constituer un nouveau gouvernement.

Le Portugal semble également mal à l’aise par rapport à son passé. Dans la mémoire collective portugaise, comme le décrit l’historien Victor Pereira, la révolution est parfois réduite à une image d’Épinal, la complexité du processus et de ses acteurs étant réduite à une lutte entre les adeptes de la dictature et ceux d’une opposition unifiée. D’autres veulent édulcorer le régime de Salazar ou regrettent même la perte des colonies. Mais en même temps, on assiste à une réelle volonté de se défaire des mythes propagés pendant des décennies sur le rôle du Portugal dans l’histoire – de l’héroïsme des conquérants en passant par un colonialisme non violent jusqu’à un Portugal dépourvu de racisme.

Sources utilisées : Victor Pereira, C’est le peuple qui commande. La révolution des Œillets 1974-1976, Bordeaux 2023. Pedro Ramos Pinto, Lisbon rising. Urban social movements in the Portuguese revolution, 1974-75, Manchester 2013. Fernando Rosas, L’art de durer. Le fascisme au Portugal, Paris 2020. ANLUX, AE-15528 ; AE-15531-14. Signalons qu’une exposition organisée par le MNAHA, accompagnée d’un programme de conférences, ouvrira ses portes le 26 avril prochain sous le titre « La révolution de 1974. Des rues de Lisbonne au Luxembourg ». www.nationalmusee.lu

 


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