Que ce soit au Mudam, aux Rotondes, au Cercle Cité ou en d’autres endroits de la capitale, la rétrospective Bert Theis correspond à l’œuvre de l’artiste : protéiforme, stimulante et pleine de défis.
Aussi belle soit-elle, l’exposition de Bert Theis au Mudam présente aussi un certain décalage : d’un côté, le musée d’art moderne, devenu un haut lieu élitaire que les happy few adorent privatiser pour leur entre-soi exclusif ; de l’autre, l’œuvre d’un artiste pour qui l’engagement était bien plus qu’un accessoire artistique, mais le moteur de toute sa créativité.
Né en 1952 à Luxembourg-ville, Theis se révolte dès son adolescence contre l’autorité du système scolaire et contre le système tout court. Ce goût de la sédition imprimera tout son parcours, avec notamment le désir de faire les choses autrement, de réaliser et de faire vivre des alternatives. Il faudra cependant que le jeune artiste dépasse une borne importante, celle de la peinture. Une technique qui le voit d’ailleurs collaborer souvent à ses débuts avec le caricaturiste de notre hebdomadaire, Guy W. Stoos. Mais si elle sied bien à son esprit de rébellion, comme on peut le voir dans certains collages, des affiches politiques ou des illustrations de poèmes – un recueil de Robert Gollo Steffen notamment –, elle est trop souvent vécue par le jeune artiste comme un corset trop étroit.
Pour s’en défaire, Theis passe par plusieurs étapes. Une des plus importantes est une performance incluant des carrés blancs et – déjà – un ordinateur, qui décide en direct des motifs à exécuter. Baptisée « Désenchantement virtuel. Opération publique », elle marque en quelque sorte les adieux définitifs de l’artiste à cet art pictural certes noble, mais dans le cadre duquel ses ambitions et ses idées ne pouvaient plus tenir. D’autant plus que la lecture de « La société du spectacle », la bible des situationnistes écrite par Guy Debord, avait laissé une profonde empreinte chez l’artiste, voire le dégoût de la « pollution iconographique » qui vidait les signes de leur sens pour mieux les assujettir à une logique capitaliste.
À bas la « pollution iconographique » !
Vient ensuite le moment où la vie et la carrière de Bert Theis prennent une direction nouvelle : le « Potemkin Lock », à la Biennale de Venise, en 1995. Une œuvre sortant de tout cadre et dépassant de loin la vision artistique grand-ducale présente au rendez-vous de l’art contemporain de la cité des Doges. Ce que Theis proposait n’était pas un stimulus artistique ou esthétique, mais confrontait le public avec sa philosophie de manière aussi simple que pragmatique : en créant un espace à part dans lequel les spectateur-trices pouvaient trouver un moment de calme absolu. Donc pas un café où se poser, mais un lieu magique isolé du maelstrom de la foire de l’art, où les rencontres entre tous les possibles pouvaient avoir lieu.
À partir de ce moment, Theis décolle à l’international et l’ancien instituteur, qui vivait à Milan depuis 1993, devient un artiste à plein temps, réalisant de grands projets urbains comme la « Philosophical Platform » à Münster, la « Warburg Spirale – Un monument aux vivants » à Strasbourg ou encore l’installation « 2551913 » à Paris. Toutes ont en commun de refléter des événements historiques, leur lieu et le désir de décupler les potentialités. Les travaux dans l’espace public au Luxembourg de Bert Theis – le pavillon « Safe and Sorry » entre la Philharmonie et le Mudam et « The True Artist… », un vitrail au MNHA – sont peut-être moins (re)connus localement, mais bon, personne n’est prophète en son pays…
De toute façon, à partir de 2001, Bert Theis trouve un autre moyen de vivre concrètement ses utopies, en fondant l’Isola Art Center dans un quartier démuni de la banlieue ouvrière de Milan. Endroit d’échanges entre artistes, intellectuel-le-s et habitant-e-s du quartier, cette fabrique d’artistes est sûrement son œuvre la plus accomplie – dans le sens où elle l’efface en tant qu’ego et qu’il n’est que celui qui crée la possibilité du lieu et de l’œuvre. Car Theis n’était pas un artiste à l’ego grand comme un système solaire, tout au contraire. Et c’est probablement cela qui le différencie le plus de ses confrères et consœurs.
Reste le fait que montrer ses œuvres au Mudam lui aurait aussi fait un drôle d’effet. Comme le curateur, ami personnel et ancien directeur du Mudam (chassé de son poste sous le gouvernement précédent) Enrico Lunghi l’a formulé dans son discours sous forme de lettre à l’artiste : « Si tu croises le fantôme de Gilbert Trausch dans l’improbable éther dans lequel il doit baigner comme toi, j’imagine que tu lui suggérerais d’ajouter une section à sa fameuse exposition. Cela donnerait aujourd’hui : ’Luxembourg, de l’État à la nation à la boîte de communication’. Oui, car même certaines institutions culturelles préfèrent désormais la communication aux contenus et à la réflexion. » En ce sens, les jeunes et moins jeunes qui veulent s’inspirer d’un des plus grands artistes contemporains luxembourgeois feraient mieux de se trouver un endroit où squatter et produire leur art en toute indépendance. Ce ne sont pas les bâtiments qui manquent.