À qui appartient la ville ? C’est la question, de plus en plus centrale, que posent des mouvements sociaux à travers le globe. D’où vient le concept du « droit à la ville » et qu’en est-il au Luxembourg ? Deuxième partie de notre série estivale sur une « autre » politique communale.
« Eng Stad fir ons all ». Une ville pour nous tous. Non, ce n’est pas le nom d’un nouveau mouvement politique ni le titre d’un livre sociologique. C’est le slogan du LSAP-Stad pour les élections communales à venir. Un slogan emprunté aux mouvements urbains des grandes villes, revendiquant le droit à la ville et l’accès aux logements pour tous, de San Francisco à Barcelone et de Tel Aviv à Hambourg.
C’est sous ce même nom que la section locale du LSAP alimente un compte Instagram (réseau social axé sur les images) de photos de logements vides ou transformés en bureaux, de pistes cyclables encombrées et de patrimoine détruit. Le même parti qui, au niveau national, ne semble avoir que très peu d’emprise sur la politique de logement du gouvernement malgré sa participation à la coalition au pouvoir, se découvre une veine combative le temps d’une campagne électorale.
Ce n’est pas un hasard. Dans une ville en pleine transformation néolibérale, en proie depuis des décennies à la spéculation et aux prix toujours plus exorbitants, mais marquée aussi par sa composition extrêmement hétéroclite en termes de nationalités, le slogan utilisé a de quoi faire rêver. Et donne, au passage, un petit goût de métropole à cette ville trop souvent quelque peu complexée par rapport aux autres capitales européennes.
Le LSAP, fer de lance institutionnel des mouvements sociaux en faveur d’une ville pour tous, dans la lignée des « plateformes citoyennes » telles que « Barcelona en Comù » (woxx 1429) ? Peu porte à le croire. Non seulement le parti ne semble pas avoir fait du logement et de la ville en général une priorité dans le cadre de son implication dans le gouvernement, mais… il n’existe, au Luxembourg et à Luxembourg-ville en particulier, pas non plus de mouvement social revendiquant un droit à la ville dont un parti ou une plateforme politique pourrait se faire l’écho.
L’accès à la vie urbaine
La revendication du « droit à la ville » est en quelque sorte une invention du sociologue français Henri Lefebvre, qui sort, en 1968, un livre intitulé… « Le droit à la ville ». Ce droit, il le conçoit comme un droit à la « non-exclusion » de la « vie urbaine », à la « différence ». Plus qu’un droit à un espace particulier, le droit à la ville doit ainsi être compris comme un droit à la participation politique, sociale et culturelle. Pour Lefebvre, ce droit ne dépend pas « d’une idéologie urbanistique, ni d’une intervention architecturale, mais d’une qualité essentielle de l’espace urbain : la centralité ». Une « centralité » qui est pour le sociologue synonyme d’infrastructure urbaine, de savoir et de « communs ».
La ville capitaliste, et en particulier l’urbanisme fordiste de son époque, argumente Lefebvre – membre du Parti communiste français jusqu’à son exclusion en 1958 -, tend exactement au contraire : les classes populaires sont déplacées des centres-villes vers la périphérie, devenant ainsi les victimes d’une ségrégation territoriale qui les prive de l’accès à la centralité. Le « droit à la ville » doit se traduire en une réappropriation collective de l’espace urbain par les groupes sociaux ainsi privés de « vie urbaine ».
Oubliés pendant quelques décennies, c’est au cours des années 1990 que les écrits de Lefebvre sont redécouverts. S’ils permettaient de comprendre la ville dans sa conception fordiste, planifiée et régulée, il fallait, pour les adapter à l’ère postmoderne, les transposer à la ville néolibérale, « entrepreneuriale » : une ville en concurrence permanente avec les autres en termes d’investissements, d’habitants, de flux touristiques ou encore de grands événements ; gérée de façon « managériale » et selon des critères repris au secteur privé ; en proie aux coupes budgétaires et à l’austérité.
La ville remplace l’usine
L’un des chercheurs qui ont adapté les théories de Lefebvre à la ville néolibérale est le géographe marxiste David Harvey. Pour lui, la ville est au 21e siècle ce que l’usine fut au 20e siècle : le haut-lieu des antagonismes sociaux, l’endroit où ont lieu les luttes de distribution des richesses créées, le lieu où peut s’ouvrir une perspective révolutionnaire.
Harvey soutient que depuis leur « naissance », les villes ont été une concentration « sociale et géographique » de plus-value (au sens marxien du terme). Le capital a besoin de celle-ci, qu’il lui faut investir afin de générer toujours plus de plus-value. Pour Harvey, le besoin perpétuel, pour le capital, de trouver des terrains profitables à la production d’une plus-value et à son absorption détermine la « politique du capitalisme ». Il y a à cela différentes barrières : « charges » salariales et salaires « trop » hauts, ressources naturelles limitées, pouvoir d’achat pas assez important…
Afin de s’affranchir de ces obstacles, le capital doit perpétuellement trouver de nouveaux moyens de créer du surplus et de l’investir, à défaut de quoi l’accumulation est bloquée, menant à la crise. Pour David Harvey, l’urbanisation joue un rôle essentiel dans l’absorption de la plus-value produite. L’urbanisation de territoires jusque-là ruraux avec tous les grands projets infrastructurels qui l’accompagnent peut ainsi absorber d’importants investissements de plus-value. Mais pas uniquement : la « transformation urbaine » constante de villes déjà existantes joue le même rôle – le plus souvent aux dépens des classes populaires qui, comme dans la ville fordiste de Lefebvre, se voient déplacées vers la périphérie par la restructuration des quartiers anciennement populaires.
Pour Harvey, ce processus génère mécontentement et révoltes à travers le monde. Mais ces mouvements urbains et périurbains dispersés dans le monde ne sont pas liés entre eux. Une condition pour qu’ils prennent de l’ampleur et, qui sait, deviennent contagieux, serait un dénominateur commun, des revendications communes. Quelles pourraient être de telles revendications ? Le contrôle démocratique de la production et de l’utilisation de la plus-value, dit le géographe auteur des « Villes rebelles ». Pour lui, la revendication du « droit à la ville » est donc l’élément manquant, reliant les différentes luttes locales.
Le droit à la ville comme élément fédérateur
« Le droit à la ville esquisse la vision d’une bonne vie et nourrit l’imaginaire des mouvements sociaux, tout en légitimant des stratégies de réforme plus concrètes », dit aussi le sociologue berlinois Andrej Holm. Pour lui, la revendication offre non seulement la possibilité de former de larges coalitions entre groupes sociaux différents, mais soutient aussi une repolitisation de la politique municipale en plaçant le contrôle démocratique du bien commun de la cité au centre des enjeux.
Comment expliquer dès lors que dans une ville comme Luxembourg, qui connaît non seulement une crise du marché du logement sans précédent, mais aussi des processus de gentrification appuyés, aucun réel mouvement revendiquant un « droit à la ville » n’a vu le jour ?
La composition sociologique et en termes de nationalités de la ville joue certainement un rôle important, mais aussi son caractère atypique par rapport à d’autres capitales. Ainsi, les processus de gentrification qui, pour d’autres villes, ont normalement lieu à l’intérieur même de l’« espace urbain », donc de la ville et de son agglomération, s’étendent au pays entier – et même au-delà. La situation du marché du logement a pour conséquence un déplacement des couches sociales moins aisées vers le Luxembourg rural, voire, pour de plus en plus de gens, au-delà des frontières. Le potentiel social explosif de la question est ainsi désamorcé : la proximité et l’interaction de la ville offrent généralement un cadre propice aux luttes, alors que l’isolement et le caractère conservateur de la campagne ne les favorisent pas.
Les quartiers en proie à la gentrification – la ville « basse », déjà transformée en grande partie, mais aussi et surtout Bonnevoie et le quartier de la Gare – abritent une population majoritairement non luxembourgeoise, peu impliquée politiquement et souvent partagée en communautés. D’autres quartiers, comme le Kirchberg, abritent une population elle aussi étrangère, mais souvent seulement « de passage » et, en grande partie, disposant de salaires assez importants pour pouvoir assumer les prix des loyers exorbitants.
Néanmoins, la situation sur le marché du logement, mais aussi l’hostilité grandissante d’une ville de plus en plus néolibéralisée possèdent un caractère explosif peu prévisible. Pendant combien de temps encore les jeunes générations de Luxembourgeois et de non-Luxembourgeois accepteront-elles d’être privées de la seule entité plus ou moins urbaine du pays, et de tout ce que cela implique ? Et s’il suffisait d’un slogan, d’une idée fédératrice, afin de faire le lien entre groupes sociaux qui jusque-là, pensaient avoir peu en commun ? D’une idée comme le « droit à la ville » ?
Les communes, plus petites unités démocratiques, peuvent-elles être à l’origine de la transition démocratique et écologique de nos sociétés ? C’est à cette question que nous tâchons de trouver des débuts de réponses dans le cadre de cette série estivale composée de trois parties.
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