Se réapproprier le « commun » pour changer de monde ? Cela passe forcément par la municipalité, plus petite entité démocratique et possible moteur du changement. Troisième et dernière partie de notre série sur une « autre » politique communale.
« Pour la restitution de l’étang du ‘Schlassgoart’ aux citoyen-ne-s d’Esch ! » C’était le mot d’ordre d’un pique-nique revendicatif mené par déi Lénk Esch, vendredi dernier, sur un terrain appartenant à ArcelorMittal. Une étendue verdoyante, abritant un bel étang, mais pas accessible au public, puisque située sur une propriété privée. Le propriétaire, géant de la sidérurgie, allant jusqu’à menacer la section locale de déi Lénk d’expulser « manu militari » de sa propriété tout intrus éventuel. Si l’action du parti de gauche – qui s’est finalement déroulée sans incidents – s’inscrit clairement dans la campagne politique en vue des élections communales d’automne, elle a tout de même le mérite de pointer du doigt un des enjeux centraux de toute politique communale progressiste : celui de définir ce qu’est un bien commun et d’agir en conséquence.
Un coin de verdure situé sur le territoire d’une ville, appartenant à un acteur privé mais inutilisé et délaissé, à qui appartient-il ? Le droit civil, pour qui le principe de propriété privée est sacré et se trouve au-dessus de tout, y compris de l’intérêt général, est clair : propriétaire est propriétaire, rien à faire. Les cas dans lesquels l’intérêt général l’emporte sur la propriété individuelle sont rares et extrêmement encadrés.
Mais ils existent : ainsi la Constitution luxembourgeoise stipule, dans son article 16, que « nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d›utilité publique et moyennant juste indemnité, dans les cas et de la manière établie par la loi ». Et la loi dresse une liste d’expropriants potentiels : État, établissements publics, les particuliers sous conditions qu’ils aient un intérêt d’utilité publique et… les communes. Cependant, selon un arrêt de la Cour administrative de 1999, l’intérêt général seul ne suffit pas à légitimer une expropriation : il faut qu’il y ait nécessité absolue, c’est-à-dire que le but recherché ne peut être atteint par un autre moyen. Par ailleurs, la notion d’intérêt public fait elle-même l’objet de débats. Ainsi, la construction de logements n’est généralement pas reconnue comme relevant de l’intérêt public.
L’intérêt public au centre des débats
Remettre l’intérêt public, le bien commun, au centre des débats, voilà l’un des enjeux principaux de toute politique qui se veut progressiste ou de gauche. C’est aussi l’une des raisons pour laquelle une telle politique se confronte inévitablement aux intérêts privés et au principe de propriété.
Traditionnellement, pour la gauche, l’État est l’entité qui permet d’engager cette confrontation. Autant la gauche social-démocrate, keynésienne, que la gauche révolutionnaire, marxiste voire léniniste conçoivent l’État comme un élément essentiel dans la lutte qui oppose l’intérêt public aux intérêts particuliers : pour la première, il s’agit de le dompter afin d’en faire un instrument permettant d’encadrer et de réguler les intérêts particuliers et de faire primer l’intérêt général. Pour la seconde, il faut le conquérir pour organiser et défendre la société et l’économie postrévolutionnaires, mais aussi pour ouvrir la voie à sa future disparition.
Mais la disparition du bloc soviétique et l’alignement de la social-démocratie sur le mantra du « il n’y a pas d’alternative » néolibéral ainsi que la mise en cause progressive de l’État-providence ont favorisé une remise en question d’une partie de la gauche et de son rapport à l’État. Changer le monde sans prendre le pouvoir, c’était l’une des idées-clé du mouvement altermondialiste né à la fin des années 1990 : ni dompter l’État, ni le conquérir, ni – comme le préconise la mouvance anarchiste traditionnelle – le détruire, mais construire des formes politiques nouvelles d’en bas. Une notion inhérente à cette approche est celle des « communs », du « commons » anglais (souvent un peu maladroitement traduit par « biens communs »).
Revendiquée autant par les mouvements altermondialistes et écologistes, que par les mouvements des logiciels libres et de hackers, renouvelée par les mouvements dits « des places » – le « 15m » en Espagne, « Nuit Debout » en France, ou encore le mouvement « Gezi » en Turquie -, la notion de « communs » permet de dépasser l’opposition classique entre « public » et « privé », entre État et marché. Une opposition qui pour certains, comme pour les auteurs de « Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle », Christian Laval et Pierre Dardot, n’est de toute façon qu’une opposition d’apparence : « Les ‘antilibéraux’ », expliquent-ils, « sans trop le savoir ou sans trop s’en inquiéter, s’installent en fait sur le terrain de l’adversaire lorsqu’ils prennent fait et cause pour la production de services par l’État au nom d’une opposition qui s’est constituée précisément pour faire du marché la règle et de l’État l’exception. »
Ni État, ni marché
Que sont donc ces « communs » qui constituent, en quelque sorte, une « troisième voie » ? Si les notions de « communs » ou du « commun » restent souvent vagues, c’est que le concept est aussi une déclaration de guerre à un autre concept, tout aussi vague, mais englobant toute une série de pratiques bien distinctes : celui du « marché ».
Le média en ligne « Les communs d’abord » livre une définition simple, basique : il explique que les « communs » sont « des ressources, gérées collectivement par une communauté » selon des règles que cette communauté définit elle-même, dans le but de préserver et de pérenniser cette ressource.
Néanmoins, des définitions différentes, plus approfondies, existent : Certains, comme la politologue américaine Elinor Ostrom, pionnière de la notion des « communs », les ramène à leurs propriétés économiques. Ce sont, pour Ostrom, des biens non exclusifs et rivaux : non exclusifs dans le sens où l’accès à ces biens ne peut être restreint comme pour les biens privés ; rivaux dans le sens où, comme pour les biens privés, leur consommation par un agent diminue la quantité de bien disponible pour les autres agents.
D’autres, comme Dardot et Laval, défendent une vision éminemment politique : Ils substituent à la définition des communs en tant que ressources gérées par une communauté d’utilisateurs celle du « commun » au sens d’une pratique d’autogouvernement. « Autrement dit », l’explique le sociologue Pierre Sauvêtre, « le commun est une activité démocratique dans laquelle l’engagement de chacun à respecter les règles du collectif est conditionné par le fait qu’il ait participé à la délibération et au choix de ces règles ». « Seule une pratique de mise en commun peut décider de ce qui est ‘commun’, réserver certaines choses à l’usage commun, produire les règles capables d’obliger les hommes », expliquent aussi Dardot et Laval.
Dans « Commonwealth », Michael Hardt et Antonio Negri, précurseurs des mouvements altermondialistes et auteurs de « Empire » et « Multitude », vont jusqu’à faire des « communs » la base d’une société future. Face à l’État devenu désormais garant de la propriété privée plutôt que de l’intérêt public, la multitude – ensemble de singularités coopérantes et inventives – doit apprendre à se réapproprier le commun pour jeter les bases du « communisme » – dans le sens d’une « organisation sociale qui libérerait pleinement la puissance du commun ».
Une politique du bien commun
Traduire en politique « réelle » ces aspirations, c’est le pari des « villes rebelles » (woxx 1430). Le nom de la liste unitaire, rassemblant écologistes, gauche radicale, Podemos et mouvements sociaux, qui a remporté les élections municipales à Barcelone – et dans de nombreuses autres villes – n’est pas un hasard : Barcelona en Comú (Barcelone en Commun). Démocratie participative, écologie, féminisme, gestion transparente et démocratique des biens communs, mais aussi un programme électoral élaboré de façon participative, l’intégration, dans la gestion de la ville, des mouvements sociaux : autant de moyens de mettre en avant le « commun » et de se distinguer des villes régies par la « main invisible » du marché.
Mais il existe d’autres exemples : ainsi, la ville de Naples en Italie poursuit, depuis 2011, une politique dite des « beni comuni » (biens communs). Elle a, par exemple, communalisé le service public de l’eau. Mais elle a aussi mis en place des mécanismes de démocratie participative à travers des assemblées thématiques au cours desquelles les citoyens ont le droit de faire des propositions de réforme que l’administration de la ville est tenue d’examiner. Un « adjoint aux biens communs » a même été nommé. Pour Pierre Sauvêtre, « ce modèle transforme complètement la conception traditionnelle des rapports entre l’État et la citoyenneté, le premier n’étant plus qu’un simple « administrateur » pour une citoyenneté qui devient pleinement active.
C’est que la municipalité, en tant que plus petite entité démocratique, constitue un terrain d’expérimentation parfait pour une politique du « commun » adaptée à la réalité. Se réapproprier – ou s’approprier, tout simplement – les biens communs qui ont été accaparés au nom d’intérêts privés, voilà où commence la politique du « commun ». En ce sens, l’action de déi Lénk Esch est un pas dans la bonne direction – à condition de ne pas s’en remettre à l’État en tant que sauveur.
Les communes, plus petites unités démocratiques, peuvent-elles être à l’origine de la transition démocratique et écologique de nos sociétés ? C’est à cette question que nous tâchons de trouver des débuts de réponses dans le cadre de cette série estivale composée de trois parties.
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