MODERNISME: Le paradoxe Prouvé

Mieux que tout autre, Jean Prouvé incarne le dilemme de la création au 20e siècle, entre la fascination de la production industrielle et la recherche de l’expression individuelle. Le Luxembourg fait fi des marques du constructeur renommé au Grand-Duché, en autorisant notamment la destruction du cinéma Marivaux.

Légèreté et audace. Maison du peuple à Clichy, 1935.

Forgeron de métier, d’abord constructeur de meubles, d’entrées de maisons, ensuite d’édifices entiers, Prouvé était fasciné par la production industrielle autant que par les nouveaux matériaux de construction, comme l’acier. Après avoir développé la technique de la tôle pliée, qu’il utilisait pour les meubles, les entrées ou les rampes d’escaliers, il s’intéressait à l’utilisation du béton et de l’acier dans la construction: «Alors qu’on ne construisait que des immeubles dont les murs étaient porteurs, j’ai imaginé des immeubles structurés différemment. Ils comportaient une structure en métal ou en béton – comme un être humain comporte un squelette – auquel il fallait ajouter le complément logique d’un squelette: l’enveloppe. L’idée était donc de l’envelopper d’une façade légère.» C’était la conception du «mur-rideau» qui devait révolutionner non seulement la structure, mais aussi le processus de la construction.

Car cette approche avait entre autre l’avantage que la plupart des pièces pouvaient être fabriquées dans l’atelier, pour être ensuite assemblées en un temps très réduit et avec un minimum d’ouvriers sur le chantier. Très vite, elle menait cependant à une «fordisation» de la production et du travail qui allait à l’encontre des principes de Prouvé: à la construction «sur catalogue», il opposait un processus créateur qui portait sur l’ensemble d’une construction. Prouvé se montre ainsi enfant d’un vingtième siècle déchiré entre masse et individu, industrialisation et intégralité du geste créateur.

Ready-made

Au début, Jean Prouvé était également fasciné par le caractère éphémère de la construction moderne: chaises et tables démontables, maisons pouvant être réduites à leurs composantes en vue d’un déménagement. Il dessinait même les plans pour une église démontable! Pourtant, vers la fin de sa vie, on note un certain regret vis-à-vis du fait que nombre de ses propres créations furent déjà démontées ou «adaptées». Catherine Coley des Archives Modernes de l’Architecture Lorraine écrit: «A ces phénomènes (destruction, démontage, transformation, protection refusée ou excessive …) qui s’appliquent à l’ensemble du patrimoine du XXe siècle, s’ajoutent des paramètres spécifiques au ‘cas Prouvé’: évolutivité et précarité voulues par le concepteur lui-même, diversité de ses interventions (ferronnerie, construction, mobilier), caractère souvent expérimental de ses fabrications: constructions démontables, prototypes, petites séries …»

Innovateur, Prouvé l’était aussi quant à l’organisation du travail dans l’entreprise. Lui, qui avait d’abord mené une vie d’ouvrier, introduisait un grain d’autogestion dans les ateliers qui ouvraient à Maxéville près de Nancy, dans les années 30. Les ouvriers avaient un revenu de base, mais négociaient avec le patron l’investissement en main d’oeuvre pour chaque projet et pouvaient alors disposer de la somme correspondante. La planification et l’exécution se faisaient dans un même espace de travail – architectes, constructeurs et artisans travaillant côte à côte. Cette approche traduit cependant plutôt sa conception du travail d’équipe que l’application de principes socialistes. Ces propres rapports avec des architectes comme Le Corbusier ou Mallet-Stevens, ou des designers comme Charlotte Perriand, et industriels, avec lesquels il se liait souvent d’amitié, étaient impregnés de cette façon collégiale de travailler.

Prouvé fut vite victime de son propre succès. Après la seconde Guerre mondiale, il agrandissait son entreprise afin de produire à plus grande échelle. Lorsque la société «Aluminium français» s’associait avec une participation au capital, la production fut séparée de la conception des projets: une catastrophe pour Prouvé. En 1952, les conflits empirant avec les nouveaux actionnaires poussaient le constructeur à se retirer. Plus tard, il caractérisait ce moment de «mort»: «Je n’ai eu aucune période heureuse depuis que j’ai perdu mes ateliers.» Pourtant, Prouvé devait encore jouer un rôle important en tant que professeur d’université, et, plus tard comme président du jury pour le Centre Georges Pompidou.

Aujourd’hui, par rapport à une architecture contemporaine marquée par l’utilisation du béton, on est frappé par la légèreté et l’audace du style Prouvé. Nils Peters écrit: «Die wirtschaftliche und technische Entwicklung sollte Prouvé nicht recht geben. Die Werkstoffe Stahl und Aluminium haben sich im Bauwesen nicht in dem Maße durchgesetzt, wie er es sich erhofft hat. Am Ende verdrängte der einfachere Beton das Metall – und damit jene Leichtigkeit der Moderne, die für Prouvés Werk so charakteristisch ist.»

Situés à proximité du Luxembourg, les ateliers Jean Prouvé exécutaient des travaux pour plusieurs projets situés au Grand-Duché. Le catalogue de la Fondation de l’architecture et de l’ingénierie, sorti lors de l’exposition «Jean Prouvé en Lorraine et au Luxembourg», énumère l’entrée du cinéma Marivaux, les pavillons scolaires de Muhlenbach, Val Ste Croix et de Belair, la gare CFL à Esch-Alzette, le pavillon du Grand-Duché pour l’Exposition universelle de Bruxelles en 1958 ainsi que l’aquarium du Casino. Cependant, le travail de recherche de 1998 n’a jamais mené à une mise en valeur plus poussée des marques de la présence du constructeur au Luxembourg, notamment par une protection et une documentation systématique de ses ouvrages ou encore par un circuit architectural. Pourtant, si le Grand-Duché ne dispose certainement pas des objets les plus importants de Prouvé, cette demi-douzaine de projets pourrait rendre compte de son oeuvre, couvrant les deux époques de création importantes du constructeur tout en montrant l’éventail de ses activités.

Quite unattractive

L’exemple du Marivaux démontre le peu de sensibilité pour les questions de la conservation d’éléments intéressants de l’architecture du 20e siècle, pire, l’absence de connaissance des faits historiques. Le cinéma Marivaux, dernier grand cinéma restant au Luxembourg, date de 1928. Son architecture mélangeait un style historique avec des éléments typiques de l’architecture de cinéma: aspect monumental, entrée spectaculaire en estrade, fenêtres sur-dimensionnées, utilisation du verre. En 1939, les ateliers Prouvé furent chargés de moderniser l’entrée comprenant les portes et les caisses.

Dans les archives de la commune, ni la transformation de 1939, ni celle de 1953 sont documentées. Dans les trois gros dossiers sur les différentes autorisations de bâtir, le nom de Jean Prouvé n’est jamais évoqué. Cependant, en 1987, encore sous le ministre de la culture Robert Krieps, le bâtiment fut inscrit sur l’Inventaire supplémentaire des sites et monuments. Mais en 1998 déjà, malgré l’avis de la Commission des Sites et Monuments en faveur d’une «conservation telle quelle de la salle», Erna Hennicot-Schoepges raya le bâtiment de la liste «considérant que l’immeuble ‘Cinéma Marivaux’ ne servira plus comme salle de projection cinématographique et que ni l’Etat ni la Ville de Luxembourg n’ont actuellement les moyens pour le conserver à des fins culturelles».

Cette argumentation met à nu toute la problématique de la politique de protection des monuments historiques: alors que la loi de 1983 avait notamment été créée pour protéger des objets appartenant à des personnes privées, il semble devenu inconcevable de leur imposer la conservation de ces objets.
En même temps, ni l’Etat ni les communes ne semblent disposés à s’engager réellement pour la conservation du patrimoine culturel. En novembre 2000, la ville donna un accord de principe à l’architecte Bernard Schmit oeuvrant pour le compte de la Clinique Marie-Thérèse, à «restaurer» le bâtiment en ne conservant que les façades – concession faite au réglement sur les bâtisses de la ville, le bâtiment appartenant au secteur protégé du plateau Bourbon. En 2006 finalement, une nouvelle autorisation de bâtir fut accordée au bureaux Arquitectonica et Cavallini. Après diverses discussions sur la valeur de la façade (l’architecte Fort-Brescia qualifiant le Marivaux de «quite unattractive»), celle-ci sera également détruite. Comme le précise le bourgmestre de la ville, Paul Helminger, vis-à-vis du woxx, le classement dans la zone des secteurs protégés ne signifie pas nécessairement une réelle conservation. Et même si à l’époque, le bâtiment avait été pourvu d’un astérisque sur le plan des bâtisses, c’est-à-dire avait été considéré comme digne d’être gardé, cela ne l’a pas sauvé.

Notons que c’est par l’intermédiaire d’un certain M. Lentz jr. que le bureau Arquitectonica a eu l’occasion de présenter son projet au bourgmestre. Paul Helminger refuse cependant de parler de revirement: «Le projet qu’on m’a présenté m’a tout simplement convaincu par la sensibilité avec laquelle il intègre une architecture moderne et fonctionnelle dans cet ilôt du plateau Bourbon.» Et il ne voudrait pas non plus voir dans le fait qu’on «reconstruira le pignon de manière plus sobre», dernière référence à l’ancien Marivaux, la même politique de cache-sexe que représente la petite Madone sculptée sur la façade de la banque de New York. Quant aux portes d’entrée signées Prouvé, Paul Helminger souligne qu’elles n’étaient jamais protégées. A la question si elles vont être récupérées, il ne peut pas donner d’information. «Evidemment», conclut le bourgmestre, «moi aussi je pleure sur la disparition du Marivaux qui m’évoque des souvenirs de jeunesse. Mais les cinémas anciens ne peuvent pas être sauvés, puisqu’ils ne se prêtent pas aux utilisations d’aujourd’hui. Et la commune ne peut pas acquérir chaque bâtiment qui est dans le secteur protégé.»

Photos: Christian Mosar (1,2,4),
«Prouvé» Nils Peters, Taschen 2006 (3)
«Jean Prouvé à Luxembourg.» Catalogue d’exposition Fondation de l’Architecture et de l‘Ingénierie, Luxembourg (5).


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