EXPOSITION: SOHPIE CALLE: Douleur rédemptrice

Sans trop d’attentes je me suis embarqué dans le „voyage au bout de la douleur“ de Sophie Calle. J’ai été agréablement surpris. Récit d’un parcours subjectif.

Un roman photo nous emmène au coeur de la douleur … et au-delà.
(photo: Raymond Klein)

Une photo sous-exposée d’une gare illuminée, quelque part le long du Transmandchourien. Je lis: “ Les haut-parleurs diffusent des chants révolutionnaires. Des hommes en bleu de travail et casquette. La Chine. Je me souviens, j’avais seize ans et j’étais maoïste.“ Ah bon? Sur mon bloc, je note péniblement: M-A-O-I-S-T-E. Je m’ennuie déjà. Que suis-je venu faire ici?

Volontaire pour un article sur l’exposition „Douleur exquise“ de Sophie Calle, je me retrouve à la Rotonde 1. Devant moi, une cloison rouge qui suit la courbe du mur extérieur.

Des photos de formats différents étroitement serrées les unes contre les autres, accompagnées de quelques textes dans le style journal intime. De droite à gauche, les photos suivent la chronologie du voyage de l’artiste „avant la douleur“. Au centre de la rotonde, derrière la cloison, j’imagine la mise en scène de la rupture amoureuse qui a inspiré l’exposition. Exposition … „exhibition“ en anglais. C’est à coups d’exhibitions que Sophie Calle s’est rendue célèbre, en dévoilant l’intimité – la sienne et celle des autres: dressant dans Libé le portrait d’un inconnu dont elle avait trouvé le carnet d’adresses dans la rue, fouillant et photographiant les affaires des clients et clientes d’un hôtel vénitien, documentant sa carrière de stripteaseuse à Pigalle …

S’agit-il vraiment d’art? Je reviens sur mes pas, repasse devant la photo de Sophie et de la voyante: „J-46“, 46 jours avant la rupture donc, „Je ne sais plus où j’en suis. Ce soir, au carrefour de Shinjuku, j’ai croisé une diseuse de bonne aventure …“ Trois photos plus loin: un Japonais, yeux fermés et canne blanche. La voyante ayant recommandé de visiter des invalides, Sophie Calle s’est choisi un aveugle, lui a offert des couverts – „ustensiles décalés au Japon“, où l’on mange avec les baguettes – et l’a photographié. Des lubies illustrées de photos „sur le vif“ – ces piètres ingrédients me rappellent d’autres travaux de l’artiste. Le livre „Les panoplies“, récit de ses striptease, se réduit à un souvenir d’enfance, une note finale, et de nombreuses photos d’elle en train de se déshabiller. De l’art?

L’oeuvre serait-elle constituée par l’acte en lui-même plutôt que par son reflet dans un livre ou une expo? L’histoire de „Douleur exquise“ est racontée et illustrée de manière à ce qu’on marche dans les pas de l’artiste, avec ses émotions et ses folles pensées intimes. „Là où ça devient intéressant, c’est qu’en partant de quelque chose qui d’extrêmement personnel on débouche sur quelque chose de presqu’universel.“ Je me souviens de cette appréciation de Daniel Buren, artiste que Sophie Calle a choisi pour présenter son projet „Prenez soin de vous“ au pavillon français de la Biennale de Venise, actuellement en cours. Dans cette oeuvre très „concept art“ – l’histoire d’une autre rupture, que Sophie Calle a fait interpréter par une centaine d’autres femmes – Daniel Buren a trouvé que l’universel primait sur le nombrilisme. Que dirait-il de „Douleur exquise“? Un roman photo?

J-16. Une assiette. Puis des fleurs. La cloison rouge s’infléchit vers le centre de la rotonde. J-8. Un lit. Une robe nouvellement achetée. Les retrouvailles de Sophie et de son homme sont prévues à New Delhi. J’ai du mal à me concentrer. Le bruit du contournement de Bonnevoie pénètre par les grandes vitres de la rotonde. Les reflets de la lumière extérieure m’empêchent de bien apprécier les photos. Voilà le bout de la cloison. Sur ma gauche, une paroi en tôle réfléchissante m’enserre, me guide. Au coin, j’aperçois un bout de gaze. J’entre dans le „coeur de la douleur“.

La chambre 261 de l’hôtel Impérial. Restituée à travers une installation très sobre. Sous un écran de gaze tombant du plafond, le lit sur lequel on imagine Sophie Calle recevant l’annonce de la rupture. A côté, le téléphone rouge qu’elle a fixé toute la nuit. Il règne un grand silence. Je suis impressionné par la majesté de la mise en scène. Envoûté. Sonné.

Je respire un grand coup et me dirige vers les doubles panneaux constituant la troisième partie de l’exposition, „après la douleur“. Disposés sur un parcours en zigzag, on retrouve à chaque fois en haut à gauche la même photo du lit et du téléphone. Sur le premier panneau, en-dessous de cette photo, sur fond noir, je lis: „Il y a 5 jours, l’homme que j’aime m’a quittée. C’était un ami de mon père. Il m’avait toujours fait rêver.“ Et caetera. L’artiste ressasse son histoire, afin de conjurer sa souffrance. A côté, en-dessous d’une photo d’un lavabo, inscrit en noir sur blanc: „Il s’appelait Jean. J’avais vingt-sept ans, lui, quarante-sept …“ Il ne s’agit pas de la douleur de Sophie Calle, mais d’une autre histoire, d’une autre personne qui a trouvé une lettre de rupture un matin dans la salle de bain. Car de retour en France, l’artiste a eu l’idée de recueillir les expériences les plus douloureuses d’autres personnes, avec l’idée de relativiser sa peine. Les doubles panneaux juxtaposent des versions successives de sa propre douleur, entre J+5 et J+99, et d’autres histoires, qui sont racontées, réinventées par Sophie Calle.

Après les „malheurs de Sophie“, assez nombrilistes, je découvre un dialogue virtuel avec l’humanité. Ruptures, décès, maladie, honte, tout se retrouve dans ces textes longs entre cinq et trente lignes. Je dévore les inscriptions, appréciant le naturel avec lequel est évoquée la mort, admirant la candeur avec laquelle est rendue la honte d’un enfant. Les images, soignées mais guère artistiques, agrémentent à merveille les textes. Après le roman photo, les miniatures littéraires. Après l’ennui, l’enthousiasme.

Ce n’est pas tout à fait une surprise. Le livre „Des histoires vraies + dix“ m’avait beaucoup plu, éblouissant avec ses anecdotes alliant densité et finesse. Une finesse retrouvée sur les panneaux de gauche: en apparence, ils racontent la même histoire, en vérité, ils trahissent l’évolution des sentiments de Sophie Calle. En passant de la peine à la colère, puis à l’ironie. Au fil des panneaux, l’écriture de blanche devient grise, s’assombrit pour se fondre dans le noir du fond. A l’image du souvenir de la douleur qui s’estompe.

Dernier panneau. Un pot de crème dans un frigo. Après deux heures passées dans l’exposition, je suis content d’avoir terminé. Soulagé d’avoir assisté au dénouement heureux de l’exorcisme de Sophie Calle. Conquis par la qualité de son écriture. Même la photo me plaît.

Douleur exquise, par Sophie Calle, à la Rotonde 1


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