Pirates européens: Au-delà des fausses idées

L’Afrique de l’Ouest est une région pleine de potentialités. Mais l’Europe préfère se retrancher derrière ses murs de forteresse et combat une immigration de masse imaginée.

Les temps changent, les symboles restent: l’architecture de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration à Paris présente un style bien colonial. Normal, le bâtiment y hébergeait l’exposition coloniale de 1931. (PHOTO: «INFO-ENSEMBLE DE L’ASTI ASBL»)

Ce fut une migration semée d’embûches. Jeudi dernier, l’Association de soutien aux travailleurs immigrés (Asti), emmenait la presse à Paris pour une visite du Club du Sahel et de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, récemment ouverte. A défaut de trains, immobilisés par la grève, le périple se fit dans un minibus qui n’échappa pas au trafic parisien encore plus congestionné que d’habitude.

Arrivés néanmoins à bon port, au siège du Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest (CSAO), la question tourna autour des migrations plus définitives, celles qui prennent leur départ bien plus au sud. L’organisation, présidée par Charles Goerens, ancien ministre et actuel président de la fraction libérale à la Chambre, se définit, d’après ce dernier, comme « interface qui a pour but de mettre en relation les pays du Nord et du Sud et la promotion des dynamiques de changement et de progrès ». En effet, le Club voit dans l’Afrique de l’Ouest une région forte en potentiel, qui, contrairement à l’image souvent véhiculée par les médias, a connu de grandes évolutions depuis le début des années 70.

« Nous nous opposons au discours misérabiliste sur l’Afrique et voulons plutôt mettre en avant les progrès », déclare Normand Lauzon, directeur du CSAO. Et de souligner que si l’on évoque souvent les famines et la malnutrition, la population est toutefois passée de 40 millions d’individus dans les années 30 à désormais 300 millions, ce qui constituerait, selon lui, « un indicateur démographique qui montre qu’il y a eu des avancées. » La croissance démographique n’est en effet pas le fruit du hasard : elle résulte d’une hausse de la natalité combinée à une baisse de mortalité. Cette région a indéniablement enregistré des progrès ces dernières décennies. En matière d’alphabétisation, par exemple : depuis 1970, le nombre d’adultes alphabétisés double tous les dix ans. Mais c’est aussi la proportion de jeunes dans la population qui est impressionnante, avec ses deux tiers qui ont moins de 25 ans.

Une région en transition

Cette forte croissance démographique – les responsables du CSAO parlent d’une société en « transition démographique » – a pour corollaire logique de forts flux migratoires. Mais pas forcément vers les destinations auxquelles s’attend le grand public, c’est-à-dire l’Europe. « Il faut se méfier des chiffres et des mots », lance d’entrée de jeu Laurent Bossard, directeur adjoint du CSAO, et de continuer, « il est tout simplement faux de prétendre qu’il y a une augmentation des migrations venant d’Afrique de l’Ouest ». Exécutant un exercice de démystification statistique, Bossard décortique les chiffres, en commençant par l’officiel « 200 millions » d’immigré-e-s dans les pays de l’OCDE.

Même s’il ne donne pas beaucoup de crédit à ce chiffre, il explique que seulement la moitié de ces 200 millions viennent des pays peu développés. Des 100 millions restants, la moitié est issue de pays de l’OCDE. Brossard continue à éplucher les chiffres comme un oignon : sur ces 50 millions qui restent, seuls huit viennent du continent africain dont un peu moins de la moitié d’Afrique subsaharienne, c’est-à-dire 3,5 millions, dont par ailleurs seul un million et demi préfère l’Europe aux Etats-Unis. Malgré cela, l’Union européenne agite l’épouvantail de l’exode massif de cette région vers l’Europe, et ne lésine pas sur les moyens de dissuasion, comme le dispositif Frontex au large des côtés atlantiques.

En si bonne voie de destruction de clichés, Bossard s’attaque à la question des migrants clandestins embarqués sur les pirogues en destination des Iles Canaries. Non, la grande majorité d’entre eux ne sont pas des crève-la-dalle, mais sont en moyenne « masculins, ont terminé leurs études secondaires et avaient un travail à leur départ ». Jusqu’à présent, on a même dénombré 70.000 thésards qui ont fait le voyage… En fait, le choix d’effectuer ce périlleux voyage est le résultat d’une stratégie familiale mûrement réfléchie : le candidat au départ est un investissement humain. « Investissement » dans tous les sens du terme, car ils vendent souvent leur petit commerce ou atelier afin de se constituer un capital de départ. En fin de compte, les plages des Canaries accueillent de la main d’oeuvre qualifiée, voire même des cadres, dont l’Europe vieillissante saurait certainement quoi faire.

Pirates européens 

Mais si la forteresse européenne se montre aussi zélée pour empêcher l’immigration clandestine venant d’Afrique, elle l’est beaucoup moins pour empêcher ses pêcheurs de piller les ressources africaines. « Lors de mes conférences », explique Bossard, « je fais souvent un test en montrant à mon public une carte de l’Afrique occidentale dont les côtes atlantiques sont parcourues de flèches. Lorsque je leur demande la signification de ces flèches, ils me répondent qu’il s’agit des mouvements d’immigration illégale. Je leur réponds qu’il s’agit en fait de la pêche illégale européenne ! » Ce vol des richesses piscicoles n’est en effet pas étranger à l’exode des habitant-e-s des régions de la façade atlantique. Il faut remarquer que les pirates européens ne se contentent pas du menu fretin, mais de 30 pour cent de l’ensemble des prises de poissons dans ces eaux. En plus, les Etats africains concernés ne disposent pas des moyens matériels suffisants pour contrecarrer ce pillage. D’un autre côté, ces mêmes Etats doivent collaborer avec l’UE dans le système Frontex : ils livrent la moitié des hélicoptères et navettes pour faire la chasse aux clandestins.

Inévitablement, la question du « brain drain », la fuite des cerveaux, se pose. Pour Bossard, « les politiques ne doivent pas décider de l’avenir des enfants », et il souscrit ainsi à l’idée que l’émigration répond simplement à la quête – légitime – d’une vie meilleure. Charles Goerens estime pour sa part qu’il faudrait favoriser des systèmes répondant aussi bien aux intérêts individuels des migrants que de ceux de leurs pays de départs. Dans ce sens, il imagine que les bourses d’études pourraient être conditionnées à une obligation de retour de cinq ou dix années. Certains pays ont d’ailleurs fait des choix plus radicaux : l’île Maurice par exemple, interdit tout simplement à ses ressortissants diplômés de quitter le pays, sauf autorisation spécifique.

Pour revenir sur les mouvements migratoires : si seule une petite partie des migrants d’Afrique de l’Ouest rejoint l’Europe ou les Etats-Unis, c’est parce que la grande majorité d’entre eux migre à l’intérieur même de la région. Cette migration intra-régionale constitue 90 pour cent de l’ensemble des migrations et est déterminée par deux facteurs majeurs. Le premier est la mobilité des populations de cette région qui est beaucoup plus intense qu’en Europe ? les barrières culturelles entre Etats sont en effet bien moins présentes étant donné que les frontières tracées à la règle et héritées de l’époque coloniale l’ont été au mépris des nations déjà existantes.

Cette facilité « culturelle » de déplacement, ce « substrat historique », comme le qualifie Bossard, facilite ainsi un transit avec un but bien plus pragmatique : celui des opportunités économiques. Les flux migratoires ne sont pas permanents, mais ils « réagissent » aux nouvelles possibilités qui s’offrent aux populations en quête de travail. Voilà pourquoi on a observé de grandes migrations vers la Côte d’Ivoire, grande productrice de cacao dont la cueillette est très intensive en main d’oeuvre, ce qui a contribué à ce qu’on a appelé le « miracle ivoirien ». Par la suite, la chute des prix du cacao coïncida avec un reflux migratoire.

Dans sa logique de soutien au développement « endogène » de l’Afrique occidentale, le CSAO mise ainsi sur l’appui de l’Europe en vue de faciliter les migrations au sein même de la région. Autrement, la « pression » migratoire sur l’Europe se fera ressentir plus fortement. Et de faire aussi comprendre à l’opinion publique européenne ainsi qu’à ses dirigeants que le développement de cette région peut avoir une valeur stratégique pour l’Europe.

Malheureusement, les pratiques commerciales de l’Union en matière de dumping agricole ne vont pas dans la même direction, malgré les beaux discours. Et, comme le disent les habitants de la région : si l’Europe utilisait ses hélicoptères à traquer les bateaux de pêche illégaux plutôt que de les lancer sur les migrants, ce serait déjà un début.

 

Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest

Le Club du Sahel a été fondé en 1976 par les Etats membres de l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) en collaboration avec les dirigeants des pays de la région du Sahel afin de trouver des solutions à long terme aux problèmes causés par la sécheresse. C’est en 2001 que le Club décida d’y inclure l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest (la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest en plus de la Mauritanie, le Tchad et le Cameroun). Le travail du CSAO consiste essentiellement à un travail sur des perspectives à moyen et long terme autour de problématiques comme la sécurité alimentaire, le développement agricole, celui du secteur privé, de la paix ou du développement urbain. A côté de Charles Goerens, qui préside l’organisation depuis janvier 2006, un autre Luxembourgeois fait partie du CSAO : il s’agit de Raymond Weber, ancien directeur de « Lux-Development » et actuellement chef d’unité du groupe de travail « Perspective de développement à moyen et à long terme ».


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