Le cinéma engagé n’est pas l’affaire de tout le monde. Mais « It’s a Free World » de Ken Loach pourrait en faire changer d’avis plus d’un-e.
On pensait le cinéma engagé mort et enterré, mais c’était sans compter sur Ken Loach. Ce réalisateur écossais pourrait être le dernier des mohicans du genre, du moins si l’on reste dans la fiction mainstream. Car c’est aussi une des composantes de ses films : ne jamais sacrifier de belles images sur l’autel de l’austérité. A cela Loach préfère offrir au public des histoires passionnantes et passionnées – mais toujours calquées sur la réalité sociale des plus pauvres.
Avec « It’s a Free World », Loach dépasse même ce qu’il avait fait dans ses films précédents tels que « Sweet Sixteen ». Ce n’est plus le portrait d’un individu qui sombre petit à petit dans la misère, parce que les mailles du filet social ne peuvent plus le tenir. Cette fois, la perspective est retournée. Ce sont les mécanismes capitalistes eux-mêmes qui sont montrés, et comment quelqu’un qui n’est pas forcément mal intentionné en devient l’esclave en même temps que le maître.
Ce qui fascine dans ce film, c’est que Loach ne fait pas dans le manichéisme. Il n’y a pas de personnages auxquels on peut vraiment s’attacher, que ce soit pour des raisons de sympathie ou de morale. Angela, la protagoniste du film, est une jeune femme comme il y en a des millions: le début de la trentaine, blonde et attractive avec un boulot qu’elle n’aime pas trop et un enfant dont elle confie la garde le plus souvent possible à ses parents. Elle fait partie de cette jeunesse hédoniste et apolitique qui ne s’intéresse généralement pas au monde extérieur. Un enfant typique de la « génération X », le produit d’une société postmoderne où les valeurs et idéologies ne comptent plus car elles sonnent creux. Le problème d’Angela, c’est son travail. Employée dans une agence d’intérim, elle fait souvent des allers-retours vers l’Europe de l’Est afin de recruter des travailleurs prêts à bosser dur pour peu d’argent. En d’autres mots, elle recrute de nouveaux esclaves pour les boulots dont même les Anglais ne veulent pas . Qu’elle leur fait miroiter un avenir radieux, tout en les envoyant dans la misère et dans l’exploitation, Angela l’ignore. Jusqu’au moment où elle se retrouve licenciée elle-même pour avoir refusé les avances grossières d’un de ses supérieurs. Mais Angela n’est pas du genre à se plaindre. Avec son amie et colocataire Rose, elle monte sa propre boîte d’intérim. Elle connaît le métier et a une idée de ce que veulent ses clients.
Jusqu’ici tout va bien. La suite pourtant, démontre que nul ne peut survivre dans ce système sans se salir les mains. Le spectateur suit une vraie descente aux enfers de la jeune femme et commence même à la trouver aussi injuste et dégoûtante que les gens pour lesquels elle travaillait avant.
C’est exactement là où Loach rompt les conventions : Angela passe du statut de victime à celle de bourreau, sans le vouloir et même sans vraiment s’en apercevoir. Cette déchirure correspond à une autre blessure, plus intime celle-là : elle doit quitter son innocence et insouciance et prendre des décisions dures. Et cela la change. On le voit très bien lors des réunions matinales, au cours desquelles les ouvriers payés au jour ou à l’heure se rassemblent derrière un pub avant qu’elle ne les envoie sur leurs lieux de travail respectifs. Au début, cette petite cérémonie était un triomphe, un gage d’indépendance et Angela s’y prêtait avec enthousiasme. Petit à petit, ce rituel va se muter en supplice, jusqu’au point où elle ne peut plus travailler sans avoir des hommes forts à ces côtés qui la protègent de la meute d’ouvriers de plus en plus en grogne à cause des salaires impayés. Non qu’Angela veuille duper et exploiter ces gens sciemment, mais elle se fait elle-même rouler dans la farine par son partenaire Derek, qui lui aussi s’est fait avoir par des gens beaucoup plus forts que lui.
Ainsi se brise le rêve de l’indépendance et vient le moment de réaliser qu’on n’est que des petits rouages d’une machine hors contrôle qui est en train de broyer notre société. L’enfer, c’est les autres. Et les autres, c’est nous.
« It’s a free world », à l’Utopia.