EXPULSION: Dans les geôles de l’ami Ben Ali

Cinq ans après la razzia dans les milieux « islamistes », l’opposant politique tunisien Taoufik Salmi est toujours en prison. Ses défenseurs affirment que la CIA est derrière son rapatriement.

Un vol pour la Tunisie: le paradis pour les touristes, l’enfer pour les opposants politiques.

Et si le gouvernement luxembourgeois renvoyait des militants politiques tibétains en Chine ? On imagine la bronca, la levée de boucliers. Après tout, en Chine, les droits de l’Homme sont bafoués. Plus près de chez nous, de l’autre côté de la Méditerranée, ils le sont aussi. Dans la Tunisie du président Zine El Abidine Ben Ali, par exemple, une destination touristique très appréciée par les Luxembourgeois-e-s. Beau pays, sale régime. Le woxx se doit en effet de rappeler un tragique évènement : ce 31 mars, cela fera cinq ans qu’a eu lieu le coup de filet policier dans les milieux « islamistes ». L’opération d’envergure a été marquée par l’incompétence et la brutalité policière. Le bilan : l’intrusion violente dans les résidences de familles, l’arrestation des mauvaises personnes, violences physiques et verbales y compris auprès d’une femme enceinte, enfants menacés avec des armes à feu.

Grand défouloir pour certains fonctionnaires des forces de l’ordre, cauchemar pour plusieurs familles. Mais l’opération a fait une victime supplémentaire dont le calvaire est loin d’avoir pris fin : le Tunisien Taoufik Salmi. En situation irrégulière, lui, sa femme – bosniaque – et ses trois filles ont, trois jours plus tard, été expédiés vers la Tunisie. L’argument invoqué par les autorités était la dangerosité du personnage. On lui reprochait l’appartenance au parti « El Nahda », qui serait lié à Al-Qaida. Sauf que le parti en question, s’il poursuit en effet une ligne politique islamiste, n’a jamais perpétré d’acte terroriste (comme d’ailleurs la plupart des partis islamistes de la région) et n’a aucun lien avec l’organisation de Ben Laden. De plus, d’autres sources ont indiqué qu’il n’appartenait même pas au parti. De toute façon, aussi bien le ministre de la justice Luc Frieden, que le premier ministre Jean-Claude Juncker se montraient très avares en explications, se retranchant derrière le secret d’Etat. Ce dernier s’était contenté de se dire heureux que Salmi ait quitté le territoire.

La bavure continue

Pourtant, l’affaire aurait mérité quelques explications supplémentaires. Après tout, la Convention de Genève interdit toute extradition d’un citoyen vers son pays d’origine si ce dernier y encourt des risques pour son intégrité physique et psychique. Et il faudrait être un analphabète géopolitique pour méconnaître la nature du régime policier de Ben Ali, où l’emprisonnement et la torture d’opposant-e-s politiques constitue la règle. Et ce fut évidemment le cas pour Salmi. Les autorités tunisiennes n’ont pas attendu longtemps pour le cueillir à l’aéroport et l’emmener au ministère de l’intérieur où il aurait, selon son avocate d’alors, été torturé, à tel point qu’une intervention médicale a été nécessaire pour le réanimer. En 2005, Salmi passe devant un tribunal militaire. Chef d’inculpation : appartenance à une organisation terroriste, ce qui est une interprétation par extension de son engagement au sein de l’armée bosniaque pendant la guerre des Balkans. « C’est la logique de la justice tunisienne, car en ayant participé à cette guerre, il `pourrait‘ commettre des actes terroristes », explique son avocat à Tunis, maître Ayadi Abdelraouf.

Finalement, Salmi a été condamné à six ans d’emprisonnement et cinq années de « résidence administrative ». Cette dernière peine hypothéquera fortement sa réinsertion. Pendant ces années, Salmi ne pourra pas quitter sa circonscription de résidence et devra pointer régulièrement au commissariat de police jusqu’à deux ou trois fois par jour, selon le bon vouloir des fonctionnaires. Depuis son incarcération et le rejet en cassation qui n’a pas abouti – il est détenu à la prison de Monarguia, dans le gouvernorat de Manouba – son avocat à Tunis, maître Ayadi Abdelraouf, n’a plus la possibilité de voir son client.

S’y ajoute que l’arrestation de Taoufik pourrait se situer dans un contexte plus général : celui de la collaboration avec les Etats-Unis. C’est du moins l’avis de Laassad Jouhri, opposant politique, membre d’Amnesty international et de l’Association internationale de soutien aux prisonniers politiques. Jouhri a lui-même déjà connu les geôles tunisiennes à plusieurs reprises – il a été incarcéré pendant sept ans. Les tortures lui ont laissé des séquelles physiques : depuis, il se déplace à l’aide d’une béquille. Depuis 2006, lui et sa famille hébergent la femme et les trois filles de Salmi à Tunis. Interrogé par le woxx, Jouhri explique comment la CIA aurait effectué le rapatriement depuis le Luxembourg. Dans le contexte de la « guerre contre le terrorisme » de Bush junior, des Musulmans ayant lutté aux côtés des Bosniaques auraient été emmenés dans leurs pays d’origine par l’agence américaine. Car les régimes de ces pays emploient souvent, à l’instar de la Tunisie, des manières bien plus « efficaces » que le « waterboarding » pour faire parler leurs suspects. « C’est bien connu, les Américains parcourent toute l’Europe à la recherche de Musulmans », lance Jouhri sur le ton de l’évidence.

CIA-Airlines ?

Cette thèse, qui est également défendue par maître Abdelraouf, a même été évoquée lors du procès de Salmi. « Les autorités luxembourgeoises ont laissé jouer la CIA sur le sol luxembourgeois comme si elle était en territoire américain », avance l’avocat. Ce ne serait d’ailleurs pas un cas isolé : en août 2006, le gouvernement bulgare a livré le réfugié politique Mahmoud Tounakti aux tortionnaires de Ben Ali. Pour Abdelraouf, la CIA a été impliquée dans l’arrestation. D’ailleurs, dans un communiqué de presse intitulé « Encore une victime de la lutte antiterroriste » émis deux mois plus tard, le Conseil national pour les libertés en Tunisie, avait vivement critiqué cette opération. Il y fait état « que la situation de monsieur Tounakti révèle une fois de plus le déni des droits et aux libertés individuelles au bénéfice de la dite lutte antiterroriste, et que ce déni résulte de la coopération entre de nombreux appareils sécuritaires à travers le monde ».

Mais Taoufik n’est pas la seule victime de la collaboration des autorités luxembourgeoises avec le régime dictatorial (mais pro-occidental) de Ben Ali. Sa femme et ses trois filles en font également les frais. Si l’aînée est née sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine, les deux benjamines sont nées au Luxembourg en 2000 et 2002. Etant en situation illégale, le père avait volontairement falsifié les noms des deux dernières lors de l’inscription à l’état civil afin d’échapper aux contrôles. Comme les autorités tunisiennes font valoir que les deux filles n’ont pas d’enregistrement à l’état civil correspondant à ce que la mère a déclaré en Tunisie, celles-ci sont juridiquement inexistantes. Ce n’est d’ailleurs que grâce à un laborieux travail de persuasion de la part de Jouhri auprès du directeur de leur école qu’elles ont pu récemment entamer leur scolarité. Ce dont elles auraient besoin, c’est d’un véritable acte de naissance que les autorités luxembourgeoises pourraient livrer. Pour l’instant, non contentes d’avoir sciemment livré un homme à ses tortionnaires, elles traînent également pour aider sa famille.

« Leurs papiers sont actuellement suspendus à une requête auprès des administrations luxembourgeoises », explique Jean Chérière, responsable du groupe ACAT (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture) de Meung-Beaugency en France, qui s’occupe de l’affaire Salmi. Mais la mère n’est pas non plus sortie d’affaire. Ses papiers périmés, elle attend le renouvellement de son passeport par l’ambassade bosniaque à Tripoli, en Libye. « Pour l’instant, la femme de Salmi et ses deux filles ont un statut similaire à celui d’un meuble », estime Abdelraouf. Résultat : elle ne peut ni travailler, ni recevoir un colis postal ou un courrier. Elle n’existe pas, tout simplement.

Finalement, il reste difficile de savoir dans quelles conditions Salmi est actuellement détenu dans sa prison tunisienne. « Vous savez, c’est déjà assez insupportable d’être un opposant en liberté, alors en prison … », explique maître Abdelraouf. Et d’enchaîner sur la situation politique en Tunisie : « Depuis 20 ans (Ben Ali a pris le pouvoir en 1987, ndlr), il n’y a plus de vie politique dans ce pays. Sous Bourguiba, c’était une autre génération qui était aux commandes, qui avait connu les luttes pour l’indépendance. Le président n’avait pas les mains totalement libres. Maintenant, les décisions sont prises par des technocrates. » Des technocrates ? Ce n’est pas étonnant s’ils s’entendent bien avec leurs collègues luxembourgeois.


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