CITOYENNETÉ: La patrie, c’est là où l’on est bien

La nationalité est-elle la condition sine qua non de la citoyenneté ? Suite à un débat organisé par les « Humanités associées », le woxx reproduit quelques réflexions sur les concepts liés à l’Etat-nation et sur l’alternative du cosmopolitisme.

Le projet de loi « sur la nationalité luxembourgeoise » ayant été avisé par le Conseil d’Etat, l’annonce du gouvernement d’introduire le modèle de la double nationalité devient enfin concrète. Ce qui étonne dans les différentes prises de positions sur l’intégration des allochtones, c’est que des alternatives à ce modèle n’aient jamais été sérieusement prises en compte. Certes, le fait qu’actuellement, plus d’un tiers de la population en âge de voter est exclu du droit de vote au niveau national, est régulièrement évoqué. Mais le débat s’arrête là, la voie de l’ouverture de la participation politique en tant que base d’un meilleur vivre ensemble entre autochtones et allochtones ne semble pas être attrayante. Quelle est donc la fascination qui émane du concept de nationalité, autant pour les « Stack-lëtzebuerger » que pour les personnes qui s’établissent au grand-duché ?

Nation, nationalité, nationalisme

Autrefois, dans nos pays, c’étaient les privilèges sociaux qui assuraient la loyauté de certains individus – aristocrates, clergé, grands propriétaires – envers l’Etat. A partir de la Révolution française, cette loyauté reposait sur l’égalité de tous les citoyens – masculins évidemment. Avec la formation de l’Etat national, on constate un glissement du concept de l’égalité vers celui de l’appartenance nationale. Puis, l’émergence de phénomènes démographiques mettant en péril la « nation », et la mise en place d’une immigration systématique conduisaient vers l’assimilation, et plus tard l’intégration comme facteurs de l’attachement à l’Etat. Tous ces concepts produisaient des exclus : les pauvres, les femmes, les personnes étrangères ou d’une ethnie différente. Même aujourd’hui, la citoyenneté européenne exclut les résident-e-s de pays tiers.

Le Luxembourg est un Etat relativement jeune, et jusqu’ici, ses périodes d’autonomie n’ont encore jamais excédé en années certaines époques de domination étrangère. Plus encore que dans d’autres pays, l’appartenance nationale semble un concept précaire. Pourtant, dès la révolution de 1848, la nationalité luxembourgeoise semblait une condition évidente pour l’exercice du droit de vote, national ou communal. Après qu’en 1919 le suffrage « universel » eût été introduit – au détriment des personnes sans passeport luxembourgeois – il a fallu attendre 75 ans pour que la loi de 1994 accorde le droit de vote européen aux personnes ressortissantes de la Communauté européenne. En 2003, ces mêmes personnes ainsi que celles venues de pays tiers ont été admises à un droit de vote communal restreint.

Dans le contexte de l’évolution de la participation politique, il est frappant à quelle vitesse, malgré la faiblesse évidente de l’Etat luxembourgeois, un sentiment national s’est manifesté. Si pour d’autres pays, le discours officiel arrive mieux à cacher le fait que la nation est construite et non pas naturelle, cela saute aux yeux pour le cas du grand-duché. Un bon exemple en sont les représentations pittoresques du Luxembourg par le photographe Charles Bernhoeft qui prêtait à ce mini-Etat militairement démantelée un décor national : le pont Adolphe, les vues de la forteresse, les chemins de fer… Cet exercice, Bernhoeft ne le réalisait cependant pas uniquement pour le Luxembourg : il produisait des photos semblables pour la Rhénanie, l`Alsace ou les Pays-Bas.

De telles représentations ont autant de succès que les chansons patriotes et l’héroïsation de l’histoire nationale. Citons à titre d’illustration la publication « Unser Land » parue en 2e édition en 1916. Arthur Hary précèdait le recueil d’articles d’une introduction ardente, qui reprenait parfois mot pour mot certains passages patriotiques de la « Heemecht » ou du « Feierwon ». La nouveauté : aux châteaux et panoramas idylliques, il ajoutait les hauts-fourneaux du Minette. Deux décennies plus tard, ce nationalisme fervent atteignait des sommets vertigineux : ainsi, au tageblatt, on n’hésitait pas à publier une annonce commerciale pour la « Zoossis Roude Léiw ».

Pour le droit de rester étranger

Alors que l’issue de la 2e Guerre mondiale assurait au Luxembourg son indépendance nationale, c’étaient des conséquences de cette guerre, à savoir la création des Nations unies et la construction européenne, qui allaient accélérer l’érosion du modèle de l’Etat-nation. Jusqu’à la fin du 20e siècle, les transferts de souveraineté du niveau national vers des niveaux supranationaux sont devenus de plus en plus importants. Craignant une perte de légitimité face à des taux de naissances de plus en plus bas, nombre de pays assouplissent leurs conditions de nationalité et acceptent la double nationalité. Au Luxembourg, le taux d’immigration bat tous les records : en 2002, selon le sondage « Baleine », 29,5 % des personnes luxembourgeoises ont un père ou une mère qui ne sont pas nés au Luxembourg. Cela n’a pas amené le gouvernement luxembourgeois à mettre en place une politique d’ouverture envers les personnes résidentes non-luxembourgeoises. En 2006, le projet de loi sur la double nationalité est introduit avec un retard d’au moins trente ans, à un moment où, pour les immigré-e-s intra-européen-ne-s, elle a perdu beaucoup de ses avantages pratiques et joue un rôle essentiellement symbolique.

Face à cette attitude, on peut se demander qui a en fait le plus besoin de la nationalité luxembourgeoise. Est-ce seulement l’individu ? L’Etat-nation lui-même dépend d’un nombre suffisant de « nationaux » pour garder sa légitimité. Or, sans naturalisations, le nombre de personnes luxembourgeoises serait en baisse constante. La résistance du gouvernement laisse perplexe.

Le fait que la double nationalité est maintenant en train d’être mise en place ne signifie pas pour autant le début d’une réelle politique d’ouverture. En effet, de 1988 à 2003, en présence d’une population allant en s’accroissant, le nombre de naturalisations a oscillé entre 500 et 800 et n’a dépassé le cap de 1.100 qu’en 2006. Il faut se rendre à l’évidence que la double nationalité ne va être utile qu’à une minorité de personnes. L’accès à la participation politique du plus grand nombre ne sera pas atteinte par ce biais. D’ailleurs, d’un point de vue purement pragmatique, ouvrir les droits politiques à tout le monde serait beaucoup moins compliqué que de faciliter la procédure d’accès à la double nationalité, qui nécessite des accords bilatéraux entre les pays concernés.

Mais l’argument le plus important en faveur du droit de rester étranger réside dans le fait que la nation implique l’exclusion et que l’exclusion est contraire à la démocratie. Au 21e siècle, il serait opportun de ne plus poser la nationalité comme condition aux droits politiques. C’est d’ailleurs ce que, dans leur rapport « Citoyenneté multiple et nationalité multiple au Grand-Duché de Luxembourg » remis au ministre de la justice en 2004, Francis Delpérée et Michel Verwilghen proposent timidement : « Celui qui habite la cité, qui y travaille, qui y a le siège de ses affections et de ses loisirs doit y trouver aussi les moyens de s’exprimer, y compris sur le plan politique », pour atténuer aussitôt « notamment à l’occasion de scrutins dits de proximité ».

Pourtant, pour nombre de personnes étrangères confrontées aux lois restrictives luxembourgeoises, accéder à la nationalité semble compter plus que l’accès aux droits politiques. On touche là à la question pourquoi l’appartenance à la nation semble rester un élément constitutif de la personnalité de l’individu. Est-ce face aux tentatives d’exclusion, de soumission ou d’assimilation de la part des autochtones que se développe ce souhait d’appartenance chez les allochtones, si ce n’est ce sentiment de contrainte de « s’intégrer »? Peut-on résister aux demandes d’attachement et de la société d’origine et de la société d’accueil ? Peut-on échapper à la décision pour une ou plusieurs nationalités ?

Pour un nouveau cosmopolitisme

Dans une société marquée par la mobilité et la globalisation, les notions de nationalité et de patrie sonnent de plus en plus absurdes. A la recherche d’alternatives, le cosmopolitisme revient dans le débat. De Diogène a Kant s’est développé un concept qui signifie, selon Wikipédia, « le mélange de plusieurs identités et le sentiment d’être un citoyen du monde au-delà des nations ». Il a été critiqué de maintes façons. Les nationalistes du 19e siècle voyaient dans les cosmopolites des traîtres à leurs pays. La critique marxiste par contre détecte dans le cosmopolitisme un concept bourgeois qui ne remet pas en question le capitalisme. Enfin, dans une optique culturaliste, on a attaqué le cosmopolitisme non seulement comme une conception occidentale de la démocratie et de l’égalité, défendue avec paternalisme vis-à-vis d’autres cultures, mais également comme une dévalorisation de la diversité culturelle.

Face à ces critiques, un certain nombre de philosophes ont développé, depuis la fin du 20e siècle, des critères pour un nouveau cosmopolitisme. Ainsi, les valeurs universelles à sa base devraient être reformulées dans une perspective « bottom up » au lieu de « top down », incluant migrant-e-s, réfugié-e-s, apatrides. L’objectif du cosmopolitisme ne devrait plus être la paix universelle par l’organisation du commerce mondial, comme l’avait imaginé Kant, mais par l’émancipation de tous les humains. Et, s’inspirant du mouvement social des années 70 et 80, les citoyen-ne-s du monde devraient avoir non seulement des droits, mais aussi des obligations – ainsi que l’a formulé l’homme d’Etat ghanéen Joe Appiah : « Vous avez le droit de vivre où vous voulez, mais vous devez assurer de quitter chaque endroit que vous habitez dans un meilleur état que celui où vous l’avez trouvé. »

La citoyenneté pluriculturelle, basée sur l’égalité devant la loi de toutes les personnes résidantes, ne serait cependant qu’un aspect d’un cosmopolitisme moderne. Au-delà de l’Etat-nation, il s’agit, pour le dire avec les mots du philosophe libertaire Normand Baillargeon, de trouver d’autres manières de produire, de consommer et d’échanger, et, plus difficile encore, de nouveaux modes de vie associatifs.


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