GOMORRA: Pire qu’à Sodome

Plus qu’un film « sur la mafia », l’oeuvre de Matteo Garrone nous plonge dans ce quart-monde européen et révèle les vrais ressorts de la Camorra : la misère et la violence.

Trop de réalisme tue … l’auteur. Ou presque. Roberto Saviano, auteur du best-seller duquel a été adapté ce film, vit sous protection permanente de la police depuis la parution de son livre. C’est que l‘ « honorable société » n’apprécie guère de se voir décrite telle quelle est : violente, sans honneur, laide.

Dans Gomorra (vous aurez compris le jeu de mots), pas de belles fêtes de famille, les femmes ne sont pas ces canons de la beauté italienne ancrée dans nos fantasmagoriques mentalités collectives, et les hommes, souffrant souvent d’une légère surcharge pondérale, se baladent en short, t-shirt et sandales. Car voilà : Gomorra relate cette réalité faite de misère et de promiscuité, dont les protagonistes sont des êtres à taille humaine, largués, pris par la peur et se dépatouillant comme ils le peuvent pour subsister. A Naples, la classe d’un Al Pacino fait sévèrement défaut. C’est que le film nous plonge dans les méandres de cet univers criminel, profondément ancré et mêlé à la société elle-même.

La Camorra, également désignée à Naples comme `O Sistema, est probablement la plus ancienne des organisations criminelles de la péninsule. Plus ancienne peut-être encore que sa soeur sicilienne. Et son ancrage dans la société et les rouages de l’Etat, ou de ce qu’il en reste, remonte à bien loin, à la naissance de l’Etat italien. En 1860, Naples, alors capitale du royaume de François II de Bourbon, est en proie à de violentes secousses sociales. Les troupes de Garibaldi approchent et la ville est en état de siège. Or, le préfet Liborio Romano échouant à maintenir « l’ordre » dans sa ville par ses propres moyens, propose un pacte à Salvatore de Crescenzo, chef de bande de la Camorra naissante : l’Etat fermera l’oeil sur ses méfaits en échange d’un coup de main pour maintenir la population au calme. De Crescenzo saisit l’aubaine : à partir de cette date, des liens de plus en plus étroits entre les pouvoirs publics et la bande mafieuse ont pu se tisser.

Filmé en style documentaire, Gomorra suit la trajectoire de quelques personnages pour dessiner le portrait d’une réalité sociale dont le quotidien est organisé autour de la criminalité organisée. Le jeune réalisateur Matteo Garrone nous amène dans une cité délabrée de banlieue au nord de Naples. Après une scène d’ouverture sanglante dans un solarium, Garrone commence par suivre l’itinéraire de deux personnages dont l’apparence ne laisse en rien présager qu’ils sont liés à l’organisation. Le premier, Don Ciro (Gianfelice Imparato) a la dégaine d’un ennuyeux comptable gris. Il l’est un peu, car c’est lui qui vient dédommager les familles dont un ou plusieurs membres sont en prison ou ont été abattus. Le second, Toto (Salvatore Abruzzese), jeune ado d’une douzaine d’années, rapportant un pistolet perdu par un mafieux lors d’une descente de police, peut intégrer, comme bon nombre de jeunes de son âge, un des clans, ce qui est perçu comme une des rares promotions sociales possibles.

A eux deux, ils illustrent à quel point l’organisation s’est insinuée dans tous les rouages de la société et tient la haute main sur l’organisation sociale. Don Ciro exécute son travail comme un simple fonctionnaire, prenant note des réclamations sans rien pouvoir y changer. La peur le prendra au cou lorsque la guerre entre deux clans se déchaînera : Don Ciro ira proposer ses services au clan opposé parce qu’il veut « sauver sa peau », rappelant au jeune mafieux sécessionniste que son clan approvisionnait également sa famille. Mais voilà, le jeune loup n’est pas nostalgique : il veut de l’argent, et pour cela, il faut tuer.

Cette scène nous montre à quel point Gomorra est éloigné des films de gangsters hollywoodiens : le vocabulaire est cru et épuré de termes tels que « famille, honneur, respect ». La seule valeur qui compte, c’est celle de l’argent et du pouvoir qui va avec, afin d’allonger au maximum son espérance de vie.

Cette vie peut d’ailleurs être bien dangereuse : comme celle des deux « gamins », Ciro (Ciro Petrone) et Marco (Marco Macor), deux abrutis qui ont trop regardé Scarface (dans une scène, ils se disputent, comme les gosses qu’ils sont, le titre de « Tony Montana ») et qui veulent défier le clan en place à eux seuls …

Certains personnages rompent avec la Camorra : le talentueux styliste Pasquale Del Prete (Gigio Morra) et le jeune Roberto (Carmine Paternoster). Le premier, pour arrondir ses fins de mois, collabore avec un atelier de couture chinois. La mafia, qui détient évidemment l’atelier qui l’emploie, n’apprécie guère et le lui fait savoir. Le second, le jeune Roberto, épaule un entrepreneur spécialisé dans l’enfouissement douteux de déchets toxiques. Quitter le système signifie pour eux lâcher un emploi plutôt bien rémunéré. Et c’est ainsi que la boucle est bouclée, que Gomorra revient à l’essentiel : la situation dans la capitale de la Campanie et aux alentours est désespérante, car la mafia sévit grâce à une misère endémique qu’elle entretient. Nous sommes très loin du « bel paese », mais très proches d’un film excellent.

A l’Utopia


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