Le projet « Go4Lunch » touche à sa fin. Comme quoi, les projets intelligents de la société civile en faveur des demandeurs d’asile butent un jour ou l’autre à l’absurdité politico-bureaucratique.
Ils ne travaillent pas et ils sont logés, nourris, blanchis. C’est le genre de propos que l’on entend régulièrement au sujet des sans papiers. L’intégration passerait par le travail. Si le terme « intégration » est mis à toutes les sauces, et ne signifie, en politique migratoire, pas grand-chose (il s’agit surtout en fait d’assimilation à la culture dominante, mais là aussi, il faudrait que quelqu’un nous explique ce que cela signifie). Une chose est certaine : lorsque les représentants officiels de l’Union européenne ou de ses Etats-membres parlent d’intégration à l’égard des réfugiés, demandez-leur ce qu’ils font concrètement, à part, bien sûr, les intégrer dans des prisons pour métèques, que les gouvernants désignent euphémiquement par « centres de rétention ».
Parfois, des initiatives intéressantes voient le jour. Ce fut le cas du projet « Go4Lunch », soutenu par l’Association de soutien aux travailleurs immigrés (Asti), qui a vu le jour il y a presque trois ans de cela. Ce vendredi 12 décembre, jour de parution du woxx, le projet arrive définitivement à terme. L’idée, unique en son genre dans l’UE, consistait à employer des sans-papiers dans un projet commercial, était destinée à faire préparer et livrer en vélo, à l’heure du déjeuner, des salades, sandwichs et desserts. Comme la société commerciale, dont le statut juridique est celui d’une coopérative, est économiquement invivable, le projet était subventionné à moitié par le Fonds européen pour réfugiés (FER), l’autre moitié étant financée par le ministère de la Famille. Deux fois 64.000 euros par an, selon Christiane Martin, commissaire de gouvernement aux étrangers.
Mais voilà, la générosité c’est bien beau, mais il y a des limites à ne pas franchir. Ainsi, Bruxelles est intraitable sur une hypothétique reconduction du projet. Il ne faudrait tout de même pas ébranler les principes fondamentaux de l’UE. Non, nous ne parlons pas de démocratie ou de justice sociale, mais du dogme de la libre concurrence, qui fait rêver plus d’un eurocrate. C’est une des raisons qui pousserait en effet le FER à ne pas prolonger de tels projets de nature commerciale. D’ailleurs, Jean Lichtfous, de l’Asti, rappelle qu’au début du projet, certaines voix reprochaient au « Go4Lunch » de faire de la concurrence déloyale.
Au nom de la liberté de concurrence
Selon Christiane Welter, responsable du FER au ministère de la Famille, il aurait que les réfugiés reçoivent des autorisations d’occupation temporaire (AOT), que les demandeurs auraient pu recevoir au bout de neuf mois de procédure. Mais voilà, cela ne pouvait cadrer dans la logique du projet, qui, au long des trois années de fonctionnement, a fait travailler environ 130 personnes sur des phases de quelques semaines ou quelques mois. De plus, les porteurs ne pouvaient salarier ces personnes de manière conventionnelle, mais, suite à un arrangement trouvé avec un supermarché, ils se voyaient délivrer des bons d’achat.
Dans un communiqué de presse envoyé aux rédactions le jour même du piquet d’adieu organisé pendant la pause midi au centre-ville de Luxembourg mercredi dernier, l’Asti récuse l’argument des AOT : « A noter que les bénéficiaires étaient en procédure d’asile, aucun n’étant admis au marché du travail, quelques-uns seulement aux AOT. » Et de rappeler que la loi sur l’asile de mai 2006 prévoit une évaluation de ses effets, dont la mise au travail des demandeurs d’asile, sous forme d’AOT. Cette évaluation aurait donc dû avoir lieu au mois de mai de cette année, ce qui, selon l’Asti, n’aurait pas été le cas. L’organisation souligne ainsi qu’« à aucun moment, une proposition d’évaluation n’a été soumise par l’autorité de gestion, à savoir le ministère de la famille. Une évaluation post mortem ne fera pas ressusciter le projet ». Finalement, l’Asti veut savoir pourquoi une demande d’explication pour connaître les raisons de la non-prolongation est restée sans réponse, avant de conclure, amère : « En fait, les bénéficiaires finaux, qui s’en soucie ? »
Lamine Saidyfaye, citoyen gambien en fin de droits, a participé à ce projet pendant six mois en tout (découpé en deux périodes de quatre et deux mois). Présent au piquet du « Go4Lunch », il a du mal à digérer la fin du projet. Que va-t-il faire maintenant ? « C’est difficile pour moi d’imaginer des alternatives. Sans permis de séjour, je ne peux pas trouver du travail ». Pour les sans-papiers déboutés, il est quasiment impossible de trouver un travail régulier. Au même titre que le manque de ressources financières, c’est aussi l’isolation sociale qui en découle qui les mine.
« Ce projet a fait beaucoup de choses pour les demandeurs d’asile : il nous a aisé à nous intégrer, à apprendre à connaître le Luxembourg, à nouer des relations humaines ». Les mots « relations humaines » reviennent souvent dans la bouche de Traoré Abdoulaye, Ivoirien débouté et au Luxembourg depuis 2004. Lui aussi, il a fait six mois au « Go4Lunch ». D’ailleurs, il estime que si l’arrêt du projet constitue « un grand choc » pour les demandeurs d’asile, c’est également le cas pour les clients. Et les clients, ce n’est pas ce qu’il manquait : beaucoup de sociétés, des banques et même la Philharmonie faisaient appel à leur service. Evidemment, il leur arrivait aussi de franchir le seuil de la rédaction du woxx…
Un grand choc
La fin du projet est d’autant plus amère à avaler qu’il semblait contenter tout le monde : aussi bien les réfugiés que leurs clients. D’ailleurs, la bonne idée ne va pas disparaître définitivement. En effet, c’est l’Objectif plein emploi (OPE), l’initiative de réinsertion professionnelle du syndicat OGBL, qui va reprendre les structures du projet. A la différence près que l’OPE ne pourra plus embaucher des sans-papiers, mais des personnes en difficulté d’insertion sur le marché de l’emploi. « Ce ne sera évidemment pas la même clientèle, mais c’est déjà ça », confie Laurence Hever, de l’Asti. « D’une certaine façon, si le projet continue sous la houlette de l’OPE, c’est une manière de ne pas l’oublier. Mais c’est embêtant de construire quelque chose et d’y mettre fin quand cela commençait à rouler », ajoute-t-elle.
Jean Lichtfous pense quant à lui que le ministère aurait pu se montrer plus flexible : « Leur politique, c’est de dire que nous aurions dû trouver l’argent nous-mêmes au bout de ces trois années. Mais ils auraient pu apprécier le caractère politique de l’entreprise et la soutenir en prenant en compte qu’elle apporte une plus-value à toute la société ». Laurence Hever était également consciente que le projet pouvait toucher à sa fin au bout de trois ans : « Mais au début, on avait un certain espoir que cela pouvait marcher plus longtemps ».
En tout cas, les considérations bureaucratiques qui ont eu raison de ce projet ne vont pas consoler Lamine Saidyfaye, Traoré Abdoulaye et tous les autres demandeurs d’asile qui ont pu trouver un minimum de dignité par le travail. Ainsi est faite l’Europe : elle ne peut pas accueillir toute la misère du monde, mais elle peut la maintenir.