PAOLO SORRENTINO: Droopy, le jésuite qui se mord la queue

« Il Divo » – décrit comme la renaissance du cinéma politique italien – est une excellente approche du personnage énigmatique de Giulio Andreotti et explique en même temps les rouages du conservatisme.

Raide, mais toujours vivant : Giulio Andreotti a préparé l’ère Berlusconi.

Une scène, une seule pour expliquer pourquoi certain-e-s Italien-ne-s sont toujours nostalgiques d’Andreotti, même s’il est plus qu’avéré qu’il est un chacal comme les autres, voire pire. Cette scène montre une interview entre Andreotti et un journaliste critique – déjà une chose que l’Italie contemporaine ne connaît plus. Lorsque le journaliste demande à Andreotti s’il croit au hasard, celui-ci (en bon chrétien-démocrate) nie. Il s’en remet à Dieu, déclare-t-il. Le journaliste enchaîne en lui demandant si c’était un hasard que la famille d’Aldo Moro (Premier ministre italien enlevé et tué par les Brigate Rosse, et qui aurait pu être sauvé si son parti avait accepté de négocier) lui en veut. Ou bien si c’était un hasard que la mafia ait massacré Salvo Lima en 1992, un de ses hommes de main et ancien maire de Palerme, ou encore pourquoi un des membres de son courant au sein de la grande démocratie chrétienne s’est apparemment pendu sur un pont de Londres, etc. En fait, l’interrogateur débite en quelques minutes presque tous les crimes et implications pour lesquels Andreotti devra un jour se justifier en justice, juste pour en ressortir blanchi? comme le veut la tradition. La réponse de l’intéressé : « Il y a quelques années, le groupe de Berlusconi a tenté d’acheter votre journal. Sans mon intervention, votre liberté de journaliste serait finie. Et maintenant vous utilisez cette liberté pour me poser des questions hors propos et incongrues ». Fin de l’intervention. Ces propos, qui rappellent étrangement ceux, plus récents, de notre premier ministre Juncker lorsqu’il clamait haut et fort que sans lui le débat sur l’euthanasie n’aurait jamais eu lieu – alors que c’est son job de garantir le débat – nous font apparaître le corps et l’essence même du conservatisme : faire le mal pour faire le bien. En fin de compte une idéologie de serpent qui se mord la queue, et c’est exactement cela que le film de Sorrentino met en scène. Le conservatisme à son état pur, des hommes de « valeur » qui ne craignent pas de se salir les mains au nom d’une cause qu’ils appellent « le bien commun », mais qui n’est autre que leur propre survie au pouvoir.

Et Andreotti est un maître de la survie, comme il l’explique lui-même au début du film. A côté de lui, même Tonton serait passé pour une balle-rine. Ce personnage esseulé, cynique et presqu’attendrissant avec sa moue immuable de Droopy et sa tenue toujours si étrangement bossue qu’on dirait qu’il subit des inflammations rectales en permanence tellement il est raide, est l’incarnation même de la politique italienne d’après-guerre. Dans ce sens, le choix du réalisateur de faire un film sur une personne encore en vie (Andreotti est toujours membre du Sénat italien, nommé à vie) est – pour une fois – justifié. Surtout que Sorrentino dépasse son personnage, en faisant de lui une image-cristal dans laquelle se reflète toute une époque. Même si le film comporte des traits biographiques, comme les discussions avec Livia, son épouse, qui apparemment ignore tout des méfaits de son illustre mari, Andreotti lui-même reste toujours énigmatique. Il démontre seulement les principes de politique italienne fortement inspirés de la casuistique jésuite : on s’échange et coopère avec la mafia et autres escrocs dans le secret juste pour garder le pouvoir et la stabilité. S’il est vrai que cette dernière est chose rare dans la politique ita-lienne, on voit pourquoi maintenant. Nous comprenons aussi comment un gangster inculte comme Berlusconi a pu réussir à prendre les rènes du pouvoir : le terrain était préparé d’avance, pour gagner, il lui suffisait de faire comme les autres, juste en pire…

« Il Divo » est un film magnifique, drôle et bien mis en scène. Seul hic : les spectateurs sont priés de reviser un peu l’histoire politique italienne récente avant de se laisser tomber dans leur fauteuil.

« Il Divo », à l’Utopia


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