Cette semaine se terminera la 52e session de la commission des stupéfiants de l’ONU à Vienne. Un rapport européen annonce déjà à l’avance la conclusion essentielle et évidente : la guerre contre la drogue est un échec.
Il y a de ces rapports qui dérangent, car ils ne confirment pas les politiques en vigueur. Ils sont rares et d’autant plus facilement ignorés par la presse et les autres médias. Mais dans le cas de la plus récente étude publié par des membres du think-tank américain Rand en association avec des chercheurs du Trimbos Institute, la donne est différente, pour plusieurs raisons : d’abord à cause de l’envergure de l’étude et du sérieux du commanditaire, la Commission européenne. Et puis, parce que les résultats obtenus sont d’une telle évidence que personne ne peut fermer les yeux : l’échec de la politique répressive menée par l’UE et l’Onu.
Ces dix dernières années, dans le monde de la drogue, la situation n’a pas substantiellement changé. Selon les chercheurs, elle est juste devenue plus complexe. Cela vaut depuis la production jusqu’à la consommation. Par exemple, les drogues dures proviennent majoritairement de deux pays qui ont deux choses en commun : une instabilité politique notoire combiné à une répression dure, voire militaire. Les deux gagnants sont : l’Afghanistan pour l’héroïne et la Colombie pour la cocaïne. Dans le premier cas, la production d’héroïne est directement liée aux changements politiques à la suite de l’invasion américaine en 2001. Les talibans qui, ironie du sort, avaient combattu effectivement le fléau de la culture du pavot en Afghanistan, sont devenus les premiers à en encourager la production – pour financer leurs opérations militaires. En Colombie, le plan « Colombia » est un échec sur toute la ligne. Alors que les militaires – avec l’appui des Américains – détruisent des champs à tout va en utlisant des insecticides dangereux pour l’homme et la nature, les producteurs de coca s’en prennent à la forêt tropicale. En fin de compte, tout le monde y perd, alors qu’en même temps la production et la consommation de la poudre blanche atteint des niveaux record. D’autres pays comme le Mexique et la Guinée-Bissau, affectés par le transit de la drogue, se trouvent au bord de la guerre civile à cause du contrôle total que les cartels de la drogue exercent sur certaines régions de leur territoire.
Point de vue consommateurs, la seule avancée est que plusieurs pays européens se sont plus orientés vers des programmes de prise en charge des dépendants, qu’on appelle Harm Reduction (HR) dans le jargon – ajoutant ainsi un pan de plus à leur politique anti-drogues, à côté de la répression et la prévention. Comme le souligne Alain Origer, à la tête du groupement interministériel toxicomanies (GIT) : « Le Luxembourg est un des pays qui encouragent fortement cette voie. Non seulement dans notre propre politique, mais nous avons toujours été un appui pour les autres pays qui ont voulu choisir d’autres chemins, notamment lorsque ceux-ci ont été critiqués à Bruxelles. » Précisons encore que la HR ne prend pas en compte les thérapies et les efforts de resocialisation, elle ne concerne que les dispensaires de méthadone et autres programmes qui visent à améliorer la situation du dépendant en le décriminalisant.
Pourtant, à part les Pays-Bas et la Suisse, rares sont les pays qui s’engagent conséquemment dans la politique du HR. Un autre groupe de pays et pas des moindres – la Fédération de Russie et les Etats-Unis d’Amérique – restent sur le tout-répressif et ne voient pas d’autre issue. D’autres pays, majoritairement pauvres ou en voie de développement, n’ont manifestement pas de vraie politique anti-drogue cohérente. De là provient aussi une autre difficulté à laquelle se sont heurtés les chercheurs, à savoir la fiabilité défaillante voire carrément l’absence de données. « Tous les pays ne peuvent être des élèves exemplaires comme le Luxembourg pour ce qui est de la collecte de données », commente Origer, « Nous disposons d’un important réseau par lequel nous centralisons toutes les données, pour les remettre aux instances supranationales comme l’UE ou l’ONU, qui nous envoient de gros questionnaires. »
Harm Reduction n’est pas une aide miracle
Pourtant, même Origer doit l’admettre, ces données ne sont jamais absolues et restent difficiles à interprêter. En effet, on estime que dix pour cent seulement des drogues revendues atterrissent dans les mains de la police – mais cette dernière a aussi du mal à estimer les quantités réelles – d’autant plus que les statistiques policières des différents pays sont toujours à prendre avec précaution, car la politique en place dépend souvent de ces rapports. C’est pourquoi les auteurs de l’étude ont préconisé une approche non-orthodoxe du problème : celle de ne pas voir dans le commerce de la drogue une activité illégale, mais un marché comme tous les autres. Cela aide à avoir une juste vision du problème.
Pourtant, la réalité du terrain est moins noire que le tableau que dressent les auteurs de l’étude. Selon Henri Grün, le directeur de la Jugend- an Drogenhëllef, il faut aussi savoir relativiser : « Si on regarde les objectifs que se sont fixés l’Union européenne ou l’ONU dans leurs programmes anti-drogues, à savoir des idées comme celle d’éradiquer la problématique liée aux drogues dans une période de cinq ou dix ans, on ne peut que dire que c’est totalement absurde. » Grün estime que le problème est beaucoup trop important et trop complexe pour cela et ne peut être résolu avec les moyens employés. « De telles cibles sont plutôt motivées par des fins politiciennes que par une approche réaliste du problème », regrette-t-il.
Selon lui, il faut savoir distinguer les différents facteurs du problème. Il y a un niveau géopolitique, dominé par ceux à qui la guerre de la drogue profite, et puis il y a le problème de santé, qui doit être pris en compte par les Etats eux-même. Enfin, il y a la prohibition, et avec elle la répression, où il faut encore différencier la répression contre les consommateurs et celle contre les revendeurs de drogue. « Mais il convient aussi de poser la question dans l’autre sens », affirme Henri Grün. « Qu’est ce qui se passerait sans répression des revendeurs de drogue ? » Il concède que la prohibition puisse empêcher quelques vocations, mais le faible pourcentage de drogues saisies par la police montrerait qu’il ne s’agit pas de la solution à tous les problèmes. « L’idée derrière la répression est de laisser circuler le moins de drogues possibles », poursuit-il. « Or, on ne peut résoudre ces problèmes au niveau national – il conviendrait de regarder de près qui a des intérêts dans le trafic global et qui ne veut pas que les choses changent. Il faudrait une nouvelle approche à ce niveau. »
Sur un autre régistre, Henri Gün ne pense pas non plus que la Harm Reduction, sous forme de dispensaires de séringues et de méthadone, soit la clé du problème. « C’est quelque chose qu’il faut dissocier de la répression. » Il souligne que la HR est essentiellement entre les mains des ministères de la santé – la dépendance étant un vrai problème de santé publique – même si le but direct de la HR est de décriminaliser le consommateur. Grün constate : « Ça ne change rien à la problématique globale, ça atténue les problèmes des consommateurs et aide à vider un tant soit peu les prisons. C’est une stratégie d’intervention pour un aspect spécifique du problème. » Un point sur lequel Alain Origer est d’accord : « La Harm Reduction est une approche complémentaire dans notre arsenal contre les drogues. Par contre elle s’est enfin établie comme un élément de la politique anti-drogues, un fait qui n’est pas évident, eu égard à la politique du tout-répressif pratiquée et dans certains Etats européens. Cela a été une avancée majeure. »
Quant à la guerre contre la drogue au Luxembourg, il faut aussi relativiser les termes : « Cela a peut-être appartenu à la rhétorique politique il y a quelques décennies, mais de nos jours, personne ne parle de guerre contre les drogues », estime Henri Grün. « Le Luxembourg mène une politique progressiste en matière de drogues. L’aspect de la Harm Reduction est bien pris en compte. Certes, il manque encore des places de thérapie à l’intérieur du pays, et les temps d’attente pour les lits d’hôpital pour une cure sont vraiment très longs. Néanmoins je crois qu’avec ce ministre de la santé – s’il reste en place – les choses vont encore s’améliorer à l’avenir. »
La guerre contre la drogue ne peut donc être gagnée, faute de champ de bataille précis d’une part et à cause de la politique hypocrite en la matière de l’autre. Il reste à espérer que les prochains plans supranationaux contre les drogues soient peut-être moins ambitieux mais plus réalistes. Un monde sans drogues est de toute façon inimaginable – tant ces pratiques sont liées inextricablement à la culture et à la condition humaine – mais un monde sans violences et crimes à cause des drogues reste possible, il suffit juste de le vouloir.