La crise devrait – théoriquement du moins – profiter aux partis à gauche de la gauche. Pourtant, au Luxembourg aussi, on est loin du compte.
Du moins, le parti « Déi Lénk » se veut réaliste. Son objectif : s’emparer de deux sièges à la Chambre des députés – la moindre des choses pour un parti politique, qui réussit à se présenter dans toutes les circonscriptions du pays. Toutefois, avec un seul député à la chambre, le Grand Soir est encore loin. Que peut-on faire avec une voix ? « On peut directement influencer le débat mené dans l’assemblée. Surtout en posant des questions qui font mal à la majorité et en même temps permettent de montrer à la population qu’il y a des alternatives aux remèdes classiques », estime André Hoffmann, la figure de proue du mouvement de gauche luxembourgeois et ancien député de surcroît.
Rester modestes, sans négliger les objectifs lointains – cela semble être le mantra de « Déi Lénk » – il faudra le répéter encore longtemps avant de faire bouger les choses. Pourtant, Hoffmann pense que les temps sont en train de changer : « Nous constatons une sensibilité accrue aux phénomènes que nous thématisons depuis nos débuts et cet accroissement date encore des temps avant la crise. Non seulement parce que les gens prennent de plus en plus peur pour leur futur, mais aussi parce qu’ils commencent à mettre en question un système, qui en fin de compte ne produit que des inégalités et qui est directement responsable de l’état pitoyable du monde aujourd’hui ».
Même si cette nouvelle sensibilité à la crise est constatable partout, elle est loin de se refléter dans les sondages – surtout pour « Déi Lénk », car pour le moment, il n’est pas du tout certain qu’ils obtiennent le siège escompté. Les raisons sont multiples : d’un côté on ne peut décidément pas dire de l’électorat luxembourgeois qu’il aurait une grande sensibilité pour les idées de gauche, surtout radicales. Le Luxembourg est un des pays les plus notoirement conservateurs du continent au détriment d’alternements démocratiques qui interviennent dans toute démocratie saine. Et puis dans la boîte à outils de « Déi Lénk », le populisme fait défaut. Au lieu de miser sur la peur des gens et de l’instrumentaliser – ce qui est une technique courante en politique – le parti préfère proposer et débattre. Certes, c’est louable, mais est-ce que cela rapporte des voix ? Car, la crise a fait naître des ambitions non seulement chez l’extrême gauche, mais aussi de l’autre côté du spectre politique. Ainsi, l’atmosphère du moment risque de profiter plus aux populistes de l’ADR, qui sont passés maîtres dans la discipline de la politique politicienne tout en instrumentalisant les peurs de la population – depuis la perte du travail jusqu’à celle de l’identité. Il serait peut-être temps de jouer le jeu et d’être plus offensif, tout en gardant une certaine éthique propre à ses idéaux. Car un mouvement de base, comme veut l’être « Déi Lénk », ne peut être efficace que s’il réussit à mobiliser les masses. Mais pour ce faire, il faudrait aussi de temps en temps manger son chapeau et faire abstraction de ses principes.
Mais cette possibilité reste fermée au parti, pour des raisons non seulement éthiques, mais aussi à cause de son organisation interne. A la fois garant éthique et talon d’Achille du mouvement, son hétérogénéité assumée l’empêche de devenir un parti classique et de jouer à plein temps en première ligue, là où les promesses et les analyses se font en fonction des sondages et ne relèvent plus que très partiellement d’un réel débat politique. Or, ce débat semble aussi être le moteur interne du parti. Selon Hoffmann : « Oui, nous sommes un parti ouvert au pluralisme et dépourvu d’un appareil de parti dans le sens classique du terme. Nous n’avons pas de ligne fixe, car cela ne correspondrait pas à notre vision de la politique. Les temps changent incessamment et c’est la politique qui doit s’adapter et non l’inverse. » En effet, « Déi Lénk » rassemble beaucoup de personnes d’origines idéologiques diverses, cela va des gens issus de « la quatrième », l’internationale trotskiste, aux anciens du KPL, en passant même par des ex-sociaux-démocrates déçus. Avec ce méli-mélo, il n’est pas étonnant que le parti parle rarement d’une voix. Mais pour Hoffmann ce n’est pas un désavantage. Loin de là, il y voit le garant de l’intégrité du parti – la discussion à la base serait le meilleur moyen de ne pas tomber dans les pièges de la pensée unique, qui fait aussi des ravages à gauche.
Casser les dents
Quant au programme, il correspond aussi à une sympathique énumération de tout ce que la ou les gauches revendiquent. Au lieu de la démarche de leurs cousins du parti communiste, consistant à vouloir simplement éradiquer le capitalisme sans pourtant proposer une alternative, « Déi Lénk » envisage de le changer afin de le surmonter. Mais qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? « Surmonter le capitalisme, c’est d’abord le réformer dans ses structures », explique Hoffmann. Le but étant de l’empêcher de nuire à la société en la désolidarisant. Hoffmann énumère : « Le capitalisme tel qu’on le vit aujourd’hui a produit une société qui prend aux pauvres pour donner aux riches. Qui privatise à outrance au lieu de garantir un service public à la portée de tous. Qui privilégie le profit au lieu de la vie humaine, et la concurrence au lieu de la solidarité ». Ce n’est donc pas l’enjeu classique d’un changement complet de système (« Systemfrage ») qu’évoque « Déi Lénk », mais un processus sociétal sans aboutissement définitif. Non pas parce qu’un tel aboutissement serait hors de portée, mais parce que le changement ne s’arrête jamais et qu’il faudra toujours une politique qui réagit au lieu de satisfaire les demandes de son électorat. Même si sur cette idée souffle un léger vent de révolution permanente trotskiste, les bourgeois ne doivent donc pas craindre de se retrouver pendus aux lanternes, si « Déi Lénk » prenait le pouvoir. Au contraire, l’idée est avant tout de changer les priorités du capitalisme, de remettre l’homme à sa place, c’est-à-dire le ranger un peu au-dessus du profit et de renouer les liens dans une société qui avant tout ne craint qu’elle même. Au lieu d’abattre un système monstrueux, « Déi Lénk » préfèrent d’abord lui casser les dents.
Quant aux perspectives européennes, le mouvement est bien inscrit au parti de gauche européen et noue des liens forts avec ses confrères étrangers, sans distinction idéologique. « Nous avons invité aussi bien Jean-Luc Mélenchon, qu’Alain Krivine et du côté allemand nous allons conférer ce weekend en compagnie de Gregor Gysi, figure de proue de ‚Die Linke‘, explique Hoffmann. Même si Gysi fait encore scandale en Allemagne pour ses activités supposées pour la Stasi en ex-RDA, Hoffmann estime aussi que – en ce qui concerne « Déi Lénk » – le processus historique de compréhension du passé soviétique est assumé et que le système meurtrier installé en ex-URSS est condamné à l’unanimité.
Donc, si la gauche radicale luxembourgeoise se veut anti-dogmatique, ouverte et réformiste, ses idées devraient pouvoir passer auprès d’un corps électoral de plus en plus critique et sceptique envers le système en place. Reste juste le problème que ce système ne l’entend pas de la même oreille, et se veut même particulièrement sourd aux revendications qui mettraient sa légitimité en danger. Car la représentation dans les médias est loin de mettre tous les partis sur un pied d’égalité, tout au contraire : les communiqués de « Déi Lénk » sont régulièrement ignorés dans certains médias nationaux de droite comme de gauche, ce qui démontre que leur pseudo-neutralité surtout en période électorale n’est que façade. Plus grave encore : les partis présents à la chambre se sont taillés sur mesure une loi sur le financement des partis qui exclut l’extrême gauche. Si le mouvement souffre de cette loi résolument antidémocratique, même en cas d’insuccès aux élections, il mérite du moins d’être respecté pour son engagement et sa tenacité.