LIBÉRALISATIONS: Drôle de guerre

Le parlement a finalement adopté la loi libéralisant les réseaux communaux d’énergie. Désormais, c’est aux communes de voir si elles franchiront le Rubicon.

Après une manifestation mardi, une grève préventive le lendemain ainsi que le vote, le même jour, par la Chambre des député-e-s, du projet de loi « sur la mise à disposition par les communes de main-d’oeuvre aux sociétés de droit privé opérant dans le domaine de l’électricité et du gaz », la semaine passée a été particulièrement mouvementée. Cette loi permet aux communes de transférer la gestion des réseaux d’énergie à des sociétés privées. Si actuellement déjà, la législation européenne a libéralisé la production et la fourniture de l’énergie, ce n’est pas le cas de la gestion – c’est-à-dire de l’entretien des réseaux de l’électricité et du gaz. Pourtant, sous prétexte de mieux faire face à la concurrence, la majorité CSV-LSAP, soutenue par le DP et les Verts (qui gouvernent ensemble la capitale, directement visée par le projet de loi) a pris les devants en votant cette loi.

L’adoption du texte a été rocambolesque. Le vote du texte, qui avait déjà été renvoyé en commission en avril de cette année – sous la législature précédente – ne s’est pas fait sans remous, comme ont pu le constater cette semaine les personnes de passage dans le centre-ville de Luxembourg. Mardi déjà, l’ouverture de la première séance de la législature a débuté avec une intervention des députés Gast Gibéryen (ADR) et André Hoffmann (déi Lénk) qui ont demandé de retirer de l’ordre du jour le projet de loi, car celui-ci n’avait pas encore été débattu en commission parlementaire. A entendre un grand nombre de commentaires de députés, leur méconnaissance du projet est flagrante, une séance en commission supplémentaire n’aurait donc pas été superflue. Finalement, les chefs des fractions du CSV, LSAP, DP et Verts ont tous estimé que cette requête était superflue.

Parallèlement, plusieurs centaines de syndicalistes de la Fédération générale des fonctionnaires communaux (FGFC, proche de la CGFP), de la FNCTTFEL, du LCGB, du NVGL (le syndicat « neutre » de la ville de Luxembourg) et de l’OGBL, manifestaient devant le parlement. A l’annonce par Justin Turpel, coordinateur de l’action syndicale et vice-président de la FNCTTFEL, que le bourgmestre de la capitale Paul Helminger (DP) venait de signer une ordonnance rendant illégale la grève préventive prévue pour mercredi, les syndicalistes ont unanimement bravé l’épreuve de force peu habile imposée par la majorité échevinale.

Il n’empêche : la manifestation de mardi n’a pas été exempte de cocasseries toutes luxembourgeoises. Ainsi a-t-on pu assister un moment à l’arrivée, le pas lourd et fatigué, d’un Jean-Claude Juncker revenant de la réception au palais grand-ducal. Et celui-ci de se mélanger à la foule syndicale, assistant stoïquement aux discours pendant une dizaine de minutes. La scène n’a pas manqué d’en étonner plus d’un, aussi bien qu’il fut vite rejoint par certains députés CSV, dont le syndicaliste LCGB Ali Kaes. Si le syndicat chrétien, à l’image de son porte-parole Jean-Paul Baudot, se montre particulièrement combatif, promettant même « de mettre la pression et foutre le bordel », il n’en est pas moins pris dans de profondes contradictions. Des contradictions illustrées par le président du LCGB, Robert Weber, qui vient d’être élu à la Chambre sur la liste du CSV, et qui ne s’est pas trop mêlé à ses propres troupes sur place. Et pour cause : interrogé par le woxx sur son comportement lors du vote à la Chambre, Weber s’est contenté d’une réponse embarrassée et réfléchie : « Je ne pourrai pas être présent car j’ai des obligations ailleurs ». Quant à savoir s’il envisageait de voter par procuration, il répondit que sa « conscience, ne (lui) permet pas d’obliger un collègue à voter ’non‘ si celui-ci est d’accord avec le texte ». Weber aurait en effet pu s’appuyer sur les deux autres députés CSV qui, comme lui, doivent leur carrière parlementaire au LCGB : Ali Kaes et Marc Spautz. Mais ceux-ci ont finalement voté pour le projet mercredi. Mais le bilan côté OGBL n’est pas plus glorieux : les député-e-s socialistes issus de ce syndicat comme Vera Spautz ou Claudia Dall’Agnol ont voté en faveur du texte, même si Spautz, réputée pour faire partie de l’aile gauche du LSAP (ou de ce qu’il en reste) a fait planer le doute sur son comportement jusqu’à la fin, liant son vote à celui des députés « LCGB ».

Syndicalistes dehors,
politiciens dedans

Et ce n’est pas la motion déposée par les représentant-e-s des quatre fractions et adoptée mercredi à 54 pour et 5 contre qui a tranquillisé les syndicats : elle y invite en effet le gouvernement « à veiller scrupuleusement au niveau des conventions à approuver par le ministre de l’intérieur (…) afin que puissent notamment être évitées des modifications substantielles des conditions de travail, de rémunération et d’avancement des personnes concernées ». Auprès des syndicats, cette motion a eu l’effet inversement attendu : implicitement, elle reconnaît en effet que la loi votée pourrait porter atteinte aux fonctionnaires des réseaux d’énergie détachés dans les sociétés privées prochainement créées.

L’argumentation du ministre de l’économie, Jeannot Krecké (LSAP), est bien connue : il s’agit de rassembler un maximum de réseaux d’énergie communaux au sein d’une grande société nationale privée, en l’occurrence Creos S.A. Comme la législation actuelle ne permet pas le détachement de fonctionnaires publics vers une société privée, la loi votée mercredi doit y remédier. Alors qu’aussi bien Paul Helminger que son adjoint François Bausch (Verts) ont martelé hier au parlement que ni les conditions de travail, ni les rémunérations des fonctionnaires détachés ne seront remis en cause, les syndicalistes n’en croient pas un mot. En effet, ces conditions de travail seront réglées par une convention signée entre le conseil échevinal et la société privée avant d’être approuvée par le ministre de l’Intérieur.

Et c’est ce qui arrivera aux 160 fonctionnaires qui s’occupent du réseau d’énergie de la ville de Luxembourg. Il n’est donc pas étonnant que ceux-ci ont, sans exception, participé à la grève préventive de mercredi. Ceux-ci insistent sur le fait qu’une commune de la taille de Luxembourg peut tout à fait gérer ses réseaux elle-même, comme elle l’a fait jusqu’à présent et qu’aucune directive européenne, contrairement à ce que laissait entendre le gouvernement, n’obligent les communes à « libéraliser » ces réseaux, contrairement à la production et la fourniture de l’énergie.

En fait, la confiance des syndicats envers les dirigeants nationaux et communaux est tout simplement rompue. Les syndicalistes estiment en effet que cette loi ne constitue pas une solution « pragmatique », mais qu’elle s’inscrit dans une logique de privatisation des services publics en général, notamment la poste. Cet argument a plus d’une fois été répété mercredi. Quant à la solution pragmatique : les syndicats, dans leurs argumentaires, ne sont pas sans rappeler ces centaines de communes allemandes pionnières dans la libéralisation des réseaux d’énergie et qui, ces dernières années, ont recommunalisé ces services.

En tout cas, Justin Turpel a encouragé les grévistes présents devant la Chambre après le vote de la loi (que seuls les députés de déi Lénk et de l’ADR ont rejetée) de continuer la lutte. Car désormais, la balle est dans le camp du conseil échevinal de la ville de Luxembourg, qui n’est pas, comme l’a malicieusement déclaré Krecké sur ordonnance, paraît-il, du chef du gouvernement, « aucunement obligée à privatiser le réseau ». La lutte, à deux ans des élections communales, promet d’être électrique.


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