GUERRE D’ESPAGNE: Récupérer la mémoire

Alicia Alted Vigil est professeure d’histoire. Elle est notamment spécialiste de la guerre civil et de l’exil espagnol qui s’ensuivit.

ALICIA ALTED VIGIL
est professeure d’histoire contemporaine à l’Université Nationale d’Education à Distance de Madrid (UNED) et membre du Réseau européen Exilio et de la direction d’AEMIC (Association pour l’étude des exils et des migrations ibériques contemporains). Lundi 23 novembre, à 19h30, au casino de Bonnevoie, elle tiendra une conférence intitulée: Les exilés républicains espagnols dans une Europe en guerre.

woxx : Peut-on parler d’étapes ou de moments marquants de l’exil
républicain espagnol ?

Alicia Alted Vigil : L’exil strictu sensu se produit suite à la défaite du front catalan, le 26 janvier 1936. Barcelone est occupée par les militaires soulevés. Précédemment, des déplacements de population s’étaient déjà produits, vers la France et le Portugal. Et des milliers d’enfants avaient été évacués. Le départ forcé a connu deux moments principaux. Le premier s’est produit à la chute de Barcelone, le 26 janvier 1936. L’exode massif de la population civile et le retrait de l’armée républicaine ont provoqué des entassements massifs sur les chemins vers la frontière française depuis la Catalogne. Pendant trois semaines, entre le 27 janvier et le 10 février, à peu près 500.000 personnes ont traversé la frontière, qui ensuite a été fermée. Et cela dans des conditions très dures, au milieu d’un hiver qui a été particulièrement rigoureux, sous les bombes de l’armée franquiste, qui continuait de cibler la population civile. Ce demi-million de personnes est arrivé au département des Pyrénées-Orientales, où à l’époque le nombre habitant-e-s ne dépassait pas les 250.000. Ceci explique que cette arrivée massive ait été vécue en quelque sorte comme une invasion. D’ailleurs, le gouvernement français n’avait pas pris les mesures adéquates. La population conservatrice française ressentait de l’horreur et du refus envers ces personnes qui arrivaient dans des conditions pénibles et les considérait dangereuses, politiquement et socialement, surtout à cause des maladies qu’elles pouvaient transmettre. Un deuxième moment de l’exil s’est produit à la fin du mois de mars, deux jours avant de la chute de Madrid. Devant la défaite imminente, quelques 12.000 personnes, dont 4.000 marins, sont parties en bateau depuis Valencia, Murcia et Alicante vers l’Algérie et le Maroc. Elles ont été accueillies avec hostilité. Comme en France, elles ont été enfermées dans des camps de concentration, dans de très mauvaises conditions, dans des refuges improvisés. Certain-e-s exilé-e-s ont eu la chance de rencontrer des personnes progressistes qui ont pu leur rendre moins terrible ce passage.

Quelles sont les raisons de la vaste géographie embrassée par l’exil espagnol ?

L’exil espagnol de 1939 est très diversifié. Plutôt que d’exil, on pourrait parler d’exils. Les exilé-e-s provenaient de différentes parties du pays, surtout de l’Aragon, de Madrid et de la Catalogne. Ils étaient de tous les âges (le groupe le plus important étant celui entre 20 et 35 ans). Des hommes, des femmes, des enfants. Des politiciens, des fonctionnaires de l’administration. C’était l’exil d’un régime, l’exil de la gauche, et au sein de celle-ci il y avait également des pensées différentes : anarchistes, socialistes, communistes, libéraux? Leur appartenance sociale était également très variée : des prolétaires, des intellectuels, des personnes de vie aisée qui avaient tout perdu à cause de leur soutien à la République. Ceci explique les différentes destinations. La majorité des exilé-e-s est passée par la France, mais de là beaucoup sont partis vers le continent américain. 35.000 sont allées en Amérique latine, dont 20.000 sont restés au Mexique, qui a été particulièrement hospitalier, grâce à la politique ouverte du président Cárdenas. Les États-Unis et le Canada qui menaient une politique plus restrictive, n’ont accepté que des professeurs, des intellectuels et des scientifiques. En Europe, à part l’URSS, Angleterre, Belgique et Suisse, aucun pays n’a accepté d’accueillir des exilés espagnols. Comparé à d’autres exils, celui des Espagnol-e-s a été davantage important du point de vue qualitatif que quantitatif. Son empreinte est due notamment à trois facteurs : sa longue durée ; la reconstitution des institutions républicaines en exil – qui, en 1945, ont été reconnues par le Mexique et la Yougoslavie – et son impact qualitatif, car la majorité des écrivains, des artistes, des scientifiques, des professionnels, des industriels qualifiés, de la population agricole qualifiée, s’est exilée. Ceci a signifié un énorme apport pour les pays d’accueil, qui n’étaient pas aussi avancés que l’Espagne des années 30, et une terrible perte pour l’Espagne, dévastée après la guerre, qui manquait cruellement de professionnels pour se reconstruire.

Où en est l’Espagne par rapport au travail de mémoire ?

L’actuel mouvement de récupération de la mémoire est lié à la remise en question de la façon dont s’est faite la transition. Après avoir compris que les alliés n’aideraient pas les républicains à renverser le régime franquiste, beaucoup d’exilé-e-s ont décidé de rester dans le pays d’accueil. Tout au long de l’exil, les partis et les syndicats ont reconstruit les structures et sont restés liés à celles développées dans la clandestinité en Espagne, dans le but de renverser le régime et de lui manifester leur opposition. Du point de vue politique, deux pas semblaient fondamentaux, une fois que les libertés auraient été rétablies en Espagne : convoquer un référendum pour décider de la forme de gouvernement et reconnaître le travail et le combat réalisés dans la clandestinité et en exil en faveur de la démocratie. Or, des deux principales propositions politiques des premiers temps de la transition, la rupture démocratique et la reforme pactisée entre la gauche et la droite, la dernière l’a emporté. Avec une double conséquence : la monarchie n’a pas été remise en question et les responsables de la répression n’ont pas été jugés. Le silence pactisé par la gauche et la droite reste un fardeau, les blessures n’ont pas cicatrisé. Depuis quelques années, le mouvement de récupération de la mémoire se développe, à l’initiative des petits-enfants et arrières petits-enfants des vaincus et des personnes de gauche et démocrates qui considèrent que la pleine réconciliation et la consolidation de la démocratie ne seront pas possibles tant qu’une véritable revendication de la mémoire de la terrible répression subie pendant et après la guerre ne sera honorée et que les familles ne pourront faire leur deuil. La Loi de la Mémoire Historique est aussi le résultat d’un pacte et ne satisfait pas toutes les attentes qu’elle avait sucitées, mais représente un progrès remarquable. Néanmoins, on continue de faire un pas en avant et deux en arrière, comme le montre la plainte introduite contre le juge Baltasar Garzón, alors qu’il s’efforçait de rendre visible la mémoire de la guerre civile en faisant notamment ouvrir des fosses communes.


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