VIOLENCES POLICIÈRES: Blanchis mais blessés

Condamnation de l’Etat luxembour-geois dans l’affaire des raids anti-« islamistes » de 2003. Une victoire de l’Etat de droit qui révèle un fonctionnement inquiétant des services de police.

Etre né avec la «mauvaise foi», ce n’est pas toujours une sinécure. Même au 21e siècle.

Quand on cherche, on ne trouve pas forcément. Au contraire même, on
peut carrément se méprendre, et trouver le contraire de ce que l’on
cherchait. Au risque d’engager de sérieux « dommages collatéraux ».
C’est ce que devraient se dire les organes de sécurité de l’Etat
luxembourgeois, notamment dans la fameuse affaire des perquisitions «
musclées » dans les milieux « islamistes » commises par la police en
mars 2003 (voir woxx 688). Car voilà : la justice vient de confirmer en
appel une condamnation de l’Etat en faveur de la famille A*.

Rappelons
les faits : pour quelques familles, cette journée du 31 mars 2003 avait
très mal commencé. Comme pour la famille A. par exemple. A 6 h 30
heures, les forces spéciales d’intervention de la police grand-ducale
enfoncent la porte du domicile de ce couple aux trois enfants. Tout va
très vite. Afin de « sécuriser » les lieux, les agents jettent Benoît*,
le père, par terre avec une « violence extrême », comme le rapporte le
jugement de la Cour d’appel, et le menottent à même le carrelage.
Carole*, sa femme, se trouvait au même moment sous la douche : les
agents ont fracassé la porte de la salle de bains qui s’est renversée
sur elle en la blessant, couchée, menottée elle aussi et subissant une
fouille corporelle à peine vêtue, fouille d’ailleurs non ordonnée par le
juge d’instruction. Quant aux trois enfants, ils ont dû assister à la
scène.

Quelques mois plus tard, en juillet, la famille dont le
père est tunisien et la mère ainsi que les enfants de nationalité
luxembourgeoise, porte plainte contre l’Etat. En décembre 2005, le
tribunal condamne l’Etat à payer 10.000 euros à chacun des membres de la
famille, ce qui fait en tout 50.000 euros. Mais en mars 2006, l’Etat
fait appel contre cette décision de justice. Finalement, en décembre
2009, la Cour d’appel déboute l’Etat et confirme la condamnation
première, blanchissant une seconde fois la famille A. Les avocats de la
famille, Mourad Sebki et Guy Thomas, de l’étude Guy Thomas, doutent que
l’Etat se pourvoie en cassation. « Le risque est grand qu’il perde à
nouveau et dans le cas contraire, l’affaire serait portée devant la Cour
de Strasbourg », estime Maître Sebki. L’on peut en effet douter que
l’Etat luxembourgeois veuille faire une trop grande publicité en-dehors
des frontières nationales à ce qu’il convient de qualifier d’abus de
pouvoir, alors complètement soutenue par le ministre de la justice
d’alors, Luc Frieden et le premier ministre Jean-Claude Juncker.

D’autant
plus que le commentaire du jugement de la Cour d’appel est lui, en
effet, « sans appel » : « Il résulte de ce rapport (Inspection générale
de la police, ndlr), que le caractère violent de l’opération ne saurait
être contesté ». Plus loin, la Cour estime qu‘ « il s’avère en outre que
les perquisitions, (…) ont été effectuées par des effectifs
insuffisants en nombre et de surcroît inexpérimentés. Il est encore
reconnu que lors de la phase de sécurisation, il n’a pas été
suffisamment tenu compte du caractère fragile de certaines personnes
dont la présence était connue avant le début de l’opération. La prise en
charge différenciée des femmes et des enfants a fait défaut.
L’encadrement psychologique a été lacuneux voire inexistant. »

Chienlit policière

La
psychologie ne semble vraiment pas être le fort de la police. Bientôt
sept ans après les faits, Benoît souffre encore des séquelles physiques
et psychiques de l’intervention. Nous l’avons rencontré à son domicile
et nous y trouvons un homme de 46 ans qui en fait un peu plus. Il
indique notamment ses jambes affaiblies, et la perte visible de
musculature, conséquence selon lui du choc psychologique. Et depuis
2003, il ressent également des douleurs dans la nuque, suite à un coup
de poing policier qui lui avait causé des saignements au niveau de la
pommette gauche. De plus, il souffre d’acouphènes, c’est-à-dire de forts
bourdonnements dans les oreilles, suite aux bruits engendrés lorsque la
porte a été forcée.

Le problème, c’est que ses douleurs ne lui
permettent actuellement pas d’exercer sa profession. Avant
l’intervention policière, Benoît travaillait dans une boucherie hallal
de la capitale. « Mais maintenant, je ne peux pas rester debout plus de
quinze minutes derrière la table de travail. En plus, les couteaux et
les instruments de travail de boucherie m’effraient désormais. Ma tête
ne va pas encore bien », se désole-t-il. En attendant, il suit de
multiples thérapies aussi bien psychologiques que de rééducation au
« Rehazenter ». Par contre, il refuse de bénéficier d’une pension
d’invalidité : « Je ne suis pas invalide. J’ai 46 ans. Je veux encore
pouvoir travailler et ne pas être un poids pour la société. En fait, ce
n’est pas l’argent qui m’intéresse. Ce que je veux, c’est récupérer ma
dignité ».

Pourtant, si la tristesse est apparente, aucun mot
d’amertume ne sort de sa bouche, au contraire. Il estime qu’après tout,
« la justice a dit la bonne parole ». Et concernant les policiers qui
l’ont malmené, le tranquille père de famille les absout : « L’erreur est
humaine ». Il faut dire que Benoît sait apprécier les bienfaits d’un
Etat de droit fonctionnant plutôt bien. Comparé à son pays natal, la
Tunisie, cette dictature néanmoins soutenue par l’Occident pour ses
méthodes d’inquisition expéditives, il y a de quoi relativiser.

Par
contre, si l’histoire s’est finalement plutôt bien terminée pour la
famille A., tout n’est pas si simple. En effet, la perquisition a été
effectuée dans le climat hystérique aux relents islamophobes évidents à
la suite du 11 septembre 2001, qui a ouvert toutes les portes à
l’arbitraire policier. Depuis cette date, la peur d’attentats réels ou
imaginés, justifie de plus en plus d’excès liberticides ? sans parler
des agressions militaires en Afghanistan ou en Irak ? et des amalgames
douteux dont est victime la communauté religieuse musulmane en Europe.
Et lorsque l’on apprend que lors d’une de ces perquisitions, la police
confisque un CD du groupe français « Louise Attaque », pensant
probablement y trouver des prêches violents, on se dit que toutes les
interprétations sont possibles. Maître Sebki, quant à lui, s’interroge
de savoir si finalement la justice considère l’opération comme étant
fautive dans son ensemble ou bien uniquement dans son exécution. Car
dans le premier cas, il faudrait remonter l’ensemble de la hiérarchie
décisionnelle, c’est-à-dire jusqu’au ministre Frieden, et son chef,
Jean-Claude Juncker.

Suffit-il d’être d’origine arabe ou musulmane
et de pratiquer l’Islam pour devenir aussitôt suspect ? D’après Benoît,
les soupçons qui se sont retournés contre lui et ont amené à la
perquisition de son logement se basent principalement sur deux facteurs.
Primo, parce que Salmi Taoufik était un client de la boucherie dans
laquelle travaillait Benoît. Taoufik est le Tunisien interpellé le même
jour, mais renvoyé dans son pays d’origine par le gouvernement
luxembourgeois (voir woxx 947) ? en violation des conventions
internationales qui interdisent à un Etat d’extrader un citoyen vers un
autre Etat si cela peut porter atteinte à son intégrité psychique et
physique. « Si un trafiquant de drogue fréquente votre magasin, cela
fait-il alors de vous aussi un trafiquant ? », lance Benoît. Par
ailleurs, la justice tunisienne n’a jamais pu prouver quoi que ce soit.
Mais Benoît pense également avoir été dénoncé par un indicateur vivant
au Luxembourg et agissant pour le compte de la Sûreté de l’Etat
tunisienne. Le motif serait la pure vengeance personnelle car la femme
de Benoît aurait aidé l’épouse de l’indicateur à divorcer de son mari
qui la violentait.

Quoi qu’il en soit, si finalement l’Etat de
droit luxembourgeois a fonctionné pour indemniser des victimes
innocentes, le fonctionnement de ses organes répressifs et les
raccourcis et amalgames qu’ils opèrent avec la bénédiction de la
hiérarchie et du pouvoir politique posent beaucoup de questions. C’est
une question de démocratie, justement cette valeur au nom de laquelle de
telles actions sont menées.

*L’identité des membres de la famille a été changée par la rédaction.


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