PROTECTION DES DONNÉES: Foire fouille

Il y a des projets de loi qui sont votés sans que le public y prête une grande attention. Pourtant, en adaptant la directive européenne 2006/24/CE, le parlement a rendu le citoyen encore plus transparent.

En Allemagne, la discussion sur le stockage de données a même réveillé les démons du passé – en assimilant le ministre responsable du projet au malfamés services secrets de la ex-RDA.

Déjà l’intitulé du projet de loi laisse un goût amer dans la bouche, puisqu’il concerne : « la protection de la vie privée dans le secteur des communications électroniques et de l’article 67-1 du Code d’instruction criminelle ». Vous avez dit « protection » ? C’est plutôt le contraire qui est vrai. Puisque ce projet de loi numéro 6113 prévoit justement de mettre les opérateurs téléphoniques dans l’obligation de stocker vos données de transmission pendant six mois. Cela concerne vos appels depuis votre fixe ou de votre portable – ce qui permet aussi en passant de vous localiser où que vous soyez – ainsi que vos courriels, vos connections internet, en fait tout ce qui touche de près ou de loin à l’usage de la télécommunication. Bien sûr, les opérateurs ne s’intéressent pas explicitement au contenu de vos communications – ils ne conservent que les données de celles-ci. C’est-à-dire quand vous avez téléphoné et avec qui et pendant combien de temps et combien de fois.

On le voit, même en ne documentant pas ce qui est communiqué, ces données peuvent très bien servir à établir des profils des personnes ainsi fliquées – et notamment rendre compte de leurs fréquentations, de leurs préférences politiques ou sexuelles : bref, ces données suffisent amplement à « lire » la vie privée de la personne observée. D’ailleurs, petit détail truculent : le projet de loi mentionne explicitement que même les « appels téléphoniques infructueux » seront ajoutés à la base de données. Ce ne sont donc pas principalement vos communications qui sont visées par cette loi mais bel et bien votre comportement.

Le but de tout cela – outre que les opérateurs vont adresser de juteuses factures à l’Etat – est bien sûr la sacro-sainte croisade contre le terrorisme. Comme quoi, si un méchant fanatique Al-Quaeda opère du grand-duché en envoyant des courriels « terroristes », il sera immédiatement répéré. Ce qui est somme toute, peu probable. Entretemps, c’est le reste – nous les citoyens – qui trinquons. Car la suspicion, elle, est générale. Même si stocker ces informations sur votre entourage virtuel ne veut pas forcément dire que les données sont automatiquement filtrées et que des profils sont établis pour tout un chacun ayant la mauvaise idée d’utiliser son téléphone portable sur notre territoire, l’accès aux données est réglé de façon plutôt large.

En effet, dans l’impossibilité d’établir une liste de crimes ou d’actes criminels visés dans la loi et qui permettraient à des enquêteurs d’accéder aux données, les auteurs du projet de loi ont opté pour un seuil : toute suspicion d’un crime passible d’au moins un an d’emprisonnement peut entraîner un flicage virtuel, si le juge d’instruction l’ordonne. A noter que le projet initial prévoyait de donner un accès libre aux policiers enquêtant sur un flagrant délit. Ce juge garde-fou n’a été introduit dans le texte de la loi que sur l’avis de la commission nationale de la protection des données. Cette dernière – d’ailleurs très critique du projet de loi dans son avis – devra se préparer à surveiller davantage encore le comportement de l’Etat par rapport à ces citoyens. Selon un article paru en juillet dans « Le Quotidien », des statistiques sur les consultations de ces fichiers lui devraient parvenir régulièrement et seront analysées par les experts de la commission.

Pourtant, le talon d’Achille du projet de loi numéro 6113 reste la définition du seuil. Les crimes passibles d’au moins un an de prison sont légion et surtout très divers. Le code d’instruction criminelle luxembourgeois rend plutôt absurde cette loi, comme le député libéral Xavier Bettel l’a illustré à la tribune de la chambre avant le vote de la loi,. Car, si démonter une clôture peut entraîner des enquêtes sur votre vie privée, c’est que cette loi comporte bel et bien des côtés totalement absurdes. D’ailleurs, la motion déposée par Bettel, qui visait à introduire au moins quelques remarques faites par la cour constitutionnelle allemande – qui, soit dit en passant, a cassée l’adaptation de la directive européenne au droit allemand – a été flinguée par les députés en fin de séance. Et le projet de loi a été adopté avec seulement dix voix contre, dont celles de plusieurs députés libéraux et bien sûr celle de déi Lénk.

Liberticide et inefficace

En plus d’être liberticide, cette loi risque avant tout d’être inefficace. C’est ce que pense aussi Jerry Weyer, le vice-président du parti des pirates fraîchement fondé au Luxembourg. « Bien sûr que nous regrettons qu’une telle loi puisse passer sans grande opposition au parlement et c’est surtout dommage qu’il n’y ait pas eu de grandes discussions sur le thème », déclare-t-il. Et c’est vrai que les échos dans la presse ont été plutôt maigres à ce jour. A part un article dans « Le Quotidien » et un communiqué de presse du parti des pirates, pas grand-chose a été dit ou écrit sur le sujet. C’est peut-être que la stratégie des tenants de ce projet de loi a payé : pour eux, en fin de compte il ne s’agissait « que » de transposer une directive européenne en droit national, et de plus, la commission a déjà rappelé plusieurs fois ses obligations au gouvernement luxembourgeois. Donc, le « diktat de Bruxelles » a encore une fois été utile : grâce à lui, pas de discussions de fond, car toute l’Europe doit se plier à ces règles. Mais halte, là ! Toute l’Europe ? Non, comme le rappelle Jerry Weyer : « Plusieurs pays européens, et pas des moindres – la Suède, la Grèce, l’Autriche, l’Allemagne et la Hongrie – refusent toujours de transposer cette directive, principalement pour son caractère liberticide et parce qu’il suppose la suspicion générale. Le Luxembourg faisait partie au départ de la fronde contre cette loi anti-terroriste, mais en se désolidarisant ainsi, il a affaibli les pays et les citoyens européens qui s’opposent à cette directive », estime-t-il.

Ce qui frappe surtout au Luxembourg, c’est l’absence totale de débat sociétal sur cette loi précisément, mais aussi sur toute la société de surveillance qui est en train de se construire autour de nous. Alors qu’en Allemagne, le projet d’adapter la directive a généré de longs débats, manifestations et même batailles juridiques, le Luxembourg accepte sans broncher de se faire fliquer davantage.

Pour contrer cette tendance et dans l’espoir de lancer un débat, le parti des pirates, ainsi que d’autres organisations politiques ou non gouvernementales lanceront le 23 octobre la seconde édition de leur manifestation « Freedom Not Fear ». Et cette fois, le parti des pirates a prévu un stand d’information et des discussions organisées sur le thème.

De toute façon, même si elle est passée très vite au parlement, cette loi devra encore faire ses preuves et surtout démontrer que les données ainsi recueillies seront vraiment traitées de façon à ce que la vie privée des citoyens n’en devienne pas encore plus transparente. Mais surtout, on attend toujours le premier coup de filet anti-terroriste réalisé explicitement grâce au stockage des données téléphoniques. Car une chose est claire : même si cette loi existe grâce à eux, les terroristes du 11 septembre 2001 ne se seraient pas fait prendre. En effet, comme l’ont découvert des enquêteurs après coup, ils utilisaient bien une boîte éléctronique, mais ne s’envoyaient pas de courriels. Ils se contentaient d’enregistrer leurs messages dans les brouillons de la boîte à laquelle toute la troupe pouvait accéder. On n’a donc pas fini d’apprendre?


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