Les syndicats s’engagent dans la bataille contre la suppression de certaines allocations sociales dont les frontaliers font entre autres les frais. Le combat est risqué, car ces derniers sont mal-aimés, bien qu’ils apportent plus qu’ils ne coûtent.
Lorsque le ministre de l’enseignement supérieur François Biltgen (CSV) présenta avant le début des vacances estivales son projet de loi visant à réformer le système d’aide aux étudiants et que, après une procédure législative expéditive, le parlement lui avait rapidement donné l’aval, très rares étaient celles et ceux qui se souciaient des répercussions néfastes pour les ménages les plus modestes, encore moins pour les salariés frontaliers. Désormais, le sujet fait la une des grands médias. Cette semaine encore, les syndicats OGBL, LCGB, FNCTTFEL et Aleba ont présenté, lors d’une conférence de presse conjointe, les raisons de leur appel à une mobilisation le 16 septembre à 17 heures, place Clairefontaine.
Le premier ministre l’a dit lors de son briefing vendredi dernier : tant de la part des syndicats (autochtones et de la Grande Région) ainsi que d’une « certaine presse » (dont nous nous félicitons de faire partie) les critiques envers cette réforme ne sont pas tendres. Jean-Claude Juncker s’est même vu contraint de souligner qu’il n’était en aucun cas xénophobe ou nationaliste. Mais là n’est pas la question. Il s’agit surtout d’un côté de la question lancinante des motivations profondes de cette réforme et de l’autre des effets multiples qu’elle produit. En premier lieu : cette réforme grève le pouvoir d’achat des résident-e-s les plus modestes. En second lieu : elle pénalise les travailleurs frontaliers. En troisième lieu : elle a provoqué un débat malsain entre salariés frontaliers et résidents. En quatrième lieu : elle a nui à nos relations avec nos voisins directs. De deux choses l’une : ou bien le gouvernement ne se doutait pas du débat que cette réforme allait lancer et l’on pourrait qualifier cette attitude d’inconsciente, ce dont on peut douter (n’oublions pas que ces gens sont intelligents ou du moins à considérer comme tels). Ou bien il a agi consciemment. Dans ce cas, il faut se demander quel peut bien être l’enjeu de cette manoeuvre.
Le phénomène de la migration salariale transfrontalière n’est pas unique à notre région. Dans un livre paru en 2006 (1), le sociologue français Philippe Hamman relève que les frontaliers sont souvent perçus comme des « privilégiés » ou des « profiteurs » et que leur cause est souvent considérée comme illégitime. Et de citer un exemple commun, aisément transposable au discours tenu par certains au Luxembourg : « Pour beaucoup de gens, les frontaliers sont des privilégiés, parce qu’ils sont mieux payés. Alors y’en a qui se disent ; s’ils ont des problèmes, c’est le revers de la médaille, ils l’ont choisi, c’est la contrepartie ».
Chez nous, il suffit de faire un tour dans les forums de divers sites d’information en ligne pour lire des affirmations de ce gabarit. Et il n’est pas à exclure que le débat est aussi mené au sein même des organisations syndicales. Néanmoins, les syndicats tiennent fermement à mener ce combat, tout en soulignant, comme l’a fait le secrétaire général du LCGB, Patrick Dury, que « nous défendons les salariés, c’est tout. Leur lieu de résidence ne joue aucun rôle ». Et en effet, la réforme touche également les salariés résidents, surtout les plus modestes d’entre eux. Mais les syndicats sont conscients de la multiplication des effets pervers de cette réforme. Ainsi, Nico Clement, de l’OGBL, rappelle que « 50 pour cent des salariés du secteur privé sont des frontaliers. Cette réforme a ouvert une poudrière. Imaginez donc les discussions au sein des entreprises entre les uns et les autres. Ce n’est pas bon pour la productivité. Nous étions obligés de réagir ».
Pas de croissance sans frontaliers
D’autant plus que les frontaliers contribuent par leur travail à la croissance économique luxembourgeoise. C’est la position que défendaient déjà, en 1995, les sociologues Fernand Fehlen et Erik Jacquemart, dans une édition du mensuel « Forum » (n° 158), dans lequel ils contestaient l’effet de dumping sur les salaires dont les frontaliers seraient la cause : « La demande (notamment de main-d’oeuvre frontalière) ne pouvant être satisfaite par le marché du travail intérieur, et l’immigration massive supplémentaire étant impossible à cause des insurmontables problèmes qu’elle pose (logements, infrastructures…), c’est à la présence des frontaliers qu’est dû l’essor de l’économie et en conséquence l’envol des salaires ». Et à la question de savoir de combien les salaires auraient augmenté si les frontaliers n’avaient pas été là, les deux chercheurs répondaient très simplement : « de rien du tout, puisque la croissance économique n’aurait pas été possible ». A celles et ceux qui expliquent aux frontaliers qu’ils ne peuvent pas tout avoir ? l’emploi et les « avantages » sociaux qui vont avec ? il vaudrait donc mieux retourner l’argumentation contre le Luxembourg, qui lui non plus ne peut pas tout avoir : la croissance, les hauts salaires, mais de grâce sans frontaliers. C’est ainsi, la vitalité économique du pays passe aussi par le sourire de la crémière… francophone.
Pour ce qui est des données plus récentes, un document datant de 2009 de la cellule Eures de l’Adem ventile les secteurs d’activités des frontaliers français et l’on y constate qu’ils occupent majoritairement les segments économiques de haute valeur ajoutée : 15,1 % pour les industries manufacturières, 10 % dans la construction, 14,6 % dans le commerce, la réparation automobile et d’articles domestiques et enfin 38,8 % dans le secteur tertiaire (intermédiation financière, immobilier, location et services aux entreprises).
Et si le gouvernement espère réaliser des économies avec la suppression des allocations familiales pour les enfants de plus de 18 ans et leur remplacement par l’octroi de bourses aux seuls résidents ou la division par deux des frais de kilométrage déductibles des impôts, il s’engage dans un calcul à court terme. Car si les frontaliers contribuent à l’essor économique et au financement du système social luxembourgeois, ils réinjectent également une partie de leurs salaires dans l’économie locale. Selon des données de la Chambre du commerce (datant de 2007), les dépenses annuelles moyennes par frontalier tournent autour de 9.000 euros, soit en tout 1,25 milliards d’euros, ce qui constitue dix pour cent du chiffre d’affaires réalisé. Et il faut préciser que le tabac, l’alcool et le carburant ne constituent qu’un tiers de ces dépenses, le reste coulant dans le secteur automobile, la restauration et les dépenses alimentaires et ménagères principalement effectuées dans les supermarchés. Une perte sensible du pouvoir d’achat frontalier non négligeable est donc susceptible de se faire ressentir au Luxembourg.
Mais il se pourrait que le calcul du gouvernement connaisse un autre degré de subtilité. En effet, à l’approche d’une rentrée sociale très chaude, après le coup de tocsin de Juncker qui a déclaré le décès de la tripartite « classique », la coalition CSV-LSAP essaie-t-elle tout simplement d’affaiblir les syndicats en leur glissant le rôle impopulaire, notamment auprès d’une partie de leur clientèle, de défenseurs des « privilèges » des frontaliers ? La presse proche du CSV n’a d’ailleurs pas hésité à employer les grosses ficelles de la mauvaise foi jésuitique, en accusant les syndicats de vouloir diviser le salariat, inversant ainsi la cause et l’effet ! Ce tour de passe-passe de Juncker et d’un partenaire socialiste étonnamment silencieux pourrait donc surtout être destiné à diviser les syndicats en leur sein. Ces derniers sont néanmoins conscients de l’opération. Comme l’a analysé le président de l’Aleba (le syndicat des employés des banques et des assurances), Marc Glesener, à propos des mesures d’austérité gouvernementale et de la manière dont elles sont censées être appliquées : « Ce n’est probablement pas la dernière fois que le gouvernement emploie cette manière brutale. Il s’agit absolument de stopper cette évolution politique. Et s’il le faut, nous irons jusqu’à la grève générale ». En tout cas, la bataille pour les allocations familiales a tout l’air d’une répétition générale. Et engendrera peut-être un nouveau modèle luxembourgeois. Plus proche de ce que l’on connaît dans les régions… frontalières.
(1) « Les travailleurs frontaliers en Europe. Mobilités et mobilisations transnationales », Philippe Hamman, Paris, L’Harmattan, Collection Logiques Sociales, 2006.