DOUBLE NATIONALITÉ: Un peu d’audace, mais pas trop

Luc Frieden a annoncé quelques compromis sur la réforme du droit à la nationalité. Mais nous sommes encore loin d’un projet audacieux dont le Luxembourg cosmopolite aurait besoin.

Et si on abolissait tout simplement les nations, en commençant par l’Union européenne? Le drapeau est déjà prêt.

Les adeptes des débats politiques sur les chaînes de télévision belges connaissent le personnage : Francis Delpérée, constitutionnaliste et sénateur du Centre démocrate et humaniste (CDH), est coutumier de ces tables rondes qui ne peuvent se passer, complexité belge oblige, d’un ou de deux experts en droit constitutionnel. Et c’est en cette qualité que la Chambre du commerce (CCL) l’a invité, mardi dernier, à une conférence portant sur la double nationalité, où il a eu l’occasion d’y retrouver un ancien collègue qu’il côtoya au cours de ses activités professionnelles, l’actuel ministre de la justice Luc Frieden (CSV), juriste de formation comme lui. On aurait pu s’attendre à une intervention de Delpérée plus diplomatique, plus « techno » en présence d’un membre d’un gouvernement étranger, d’autant plus que les deux hommes semblent s’apprécier mutuellement. Surprise, l’intervention de Delpérée, sans être révolutionnaire, n’en a pas moins été critique face à certaines anomalies luxembourgeoises.

« Moins de la moitié de la population a le droit de vote. Est-ce légitime et tenable ? », s’interroge le sénateur d’emblée, après une comptabilité originale : certes, les détenteurs de la nationalité luxembourgeoise sont encore majoritaires, mais si l’on leur soustrait les nationaux mineurs, les citoyens effectivement électeurs aux législatives constituent une minorité. De toute façon, à ce rythme, le solde migratoire combiné à la fécondité des nationaux aura définitivement relégué les Luxembourgeois dans la minorité en 2020, selon les projections les plus probables. Celles et ceux que cette perspective angoisse devraient se réjouir : tout comme un fort taux d’émigration – comme le Luxembourg en a connu lors des famines du 19e siècle – est synonyme de pauvreté, « l’immigration veut dire succès économiques », comme le souligne Michel Wurth, président de la CCL.

L’immigration, c’est le succès

Ce n’est en effet pas un hasard si la CCL s’intéresse de si près à la question : si les deux tiers du salariat ne sont pas luxembourgeois (résidents étrangers et frontaliers inclus), ce taux est encore plus élevé auprès des entreprises affiliées à la CCL, dont plus des trois quarts des 55.000 salariés sont étrangers. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que les organisations patronales entreprennent des initiatives clairement en faveur d’une plus large ouverture de la citoyenneté aux étrangers. Non pas sans un certain calcul : pour beaucoup, il s’agit de contribuer à l’érosion du poids politique de la fonction publique, qui emploie encore en grande partie des nationaux. Le syndicat de la corporation, la Confédération générale de la fonction publique (CGFP), ne s’y trompe d’ailleurs pas. Dans un communiqué de presse publié deux jours après la conférence, la CGFP s’oppose à « tout plan gouvernemental d’ouverture supplémentaire de la fonction publique aux citoyens de l’UE ». Aux yeux du syndicat, la possibilité d’obtenir la double nationalité suffit amplement. Et avec un taux de dix pour cent, le Luxembourg serait de toute façon en tête de peloton s’agissant de l’accès des étrangers dans la fonction publique, par rapport « à d’autres pays », où ce taux atteindrait au maximum un pour cent. Mais les comparaisons de la CGFP s’arrêtent là et « omettent » de mentionner le caractère atypique du marché du travail national qui emploie plus de 60 pour cent d’étrangers.

Quoi qu’en pense la CGFP, le Luxembourg n’est pas un pays « comme les autres ». « Le Luxembourg est un carrefour de nationalités, ce qui lui assure sa prospérité. Mais la question est la suivante : les Luxembourgeois sont-ils prêts à accepter la diversité culturelle de leur pays ? », demande Delpérée. Le sénateur belge tente ainsi de circonscrire la complexité démographique luxembourgeoise de manière plus globale et pragmatique et estime que les solutions doivent prioritairement être recherchées sur « le terrain social d’abord et ne pas se limiter aux considérations juridiques et politiques ». A ses yeux, la nationalité ne peut pas seulement être un « brevet », mais le candidat à la naturalisation doit réellement se « sentir » luxembourgeois. Se référant au projet de loi sur la nationalité, qui impose aux prétendants un certain nombre de conditions, notamment en matière de connaissances linguistiques et civiques, il rappelle, non sans une touche d’ironie que les « nationaux d’origine doivent aussi parfois apprendre à être de bons citoyens ». Si les principes de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948 s’en tenaient au triptyque « un Etat, une nation, une citoyenneté », ces postulats seraient désormais dépassés. L’évolution du monde, et particulièrement de l’Europe, avec ses différentes formes de citoyenneté (partagées, à distance et multiples) nécessiterait une approche nouvelle en la matière, « moins émotive, plus neutre, plus fonctionnelle ». Evidemment, la question de la nationalité ne saurait tout régler, « ce n’est pas une potion magique », insiste Delpérée.

Lui succédant à la tribune, Luc Frieden affirme diplomatiquement « souscrire entièrement à Delpérée », tout en désirant ajouter quelques « éléments complémentaires » à l’argumentaire de son prédécesseur. Et de refaire jouer la fibre patriotique et « émotive » : « La nationalité continue à jouer un rôle important. Des éléments objectifs et subjectifs font apparaître des sentiments de fierté d’avoir un lien avec son pays. Lorsqu’un drame se passe, nous nous sentons tous luxembourgeois ». Involontairement comique, Frieden s’assura quelques ricanements dans la salle lorsque l’énumération de ces drames (prise d’otage dans une crèche, crash d’un avion) aboutit aux « attaques de l’étranger sur la fiscalité du Luxembourg ».

Nous sommes tous des banquiers

Au moins, Luc Frieden a le mérite de ne pas tourner trop longtemps autour du pot. Il est là pour parler de son projet de loi sur la nationalité. La nationalité, le « couronnement » du processus d’intégration, comme il précise, employant ainsi les mots de Pierre Gramegna, le directeur de la CCL. Il revient ainsi sur la clause de la durée de résidence nécessaire à l’acquisition de la nationalité luxembourgeoise, actuellement fixée à sept années par le projet de loi. L’on se souvient que ce point avait fait débat avec les socialistes, partenaires de coalition, qui demandaient à conserver les cinq années en vigueur dans la législation actuelle. La position de départ du ministre était quant à elle de dix années. Finalement, après moult marchandages, les sept années furent retenues. « La durée de résidence est toujours arbitraire », admet Frieden, « mais il faut savoir que chez nos voisins, cette durée se situe entre cinq et dix ans ». Le Luxembourg serait ainsi dans une bonne moyenne. Sauf que, à nouveau, comparer le Luxembourg à d’autres pays ayant des taux d’immigrés fortement inférieurs est un point que le ministre n’a pas retenu.

L’Association de soutien aux travailleurs immigrés (Asti) n’a pas attendu le lendemain pour réagir publiquement : « Comme le ministre a fait état ce soir de son esprit d’ouverture, l’hypothèse d’en rester avec la durée actuelle de cinq ans est envisageable. » Esprit d’ouverture ? Luc Frieden, en fin politicien, ne s’est pas privé de proposer un « scoop » à la centaine de personnes réunies pour cette conférence. Jusqu’à présent, le projet de loi prévoyait que les candidats à la nationalité devaient passer un test standardisé en langue luxembourgeoise. Cette mesure avait été critiquée, car elle rendait l’accession à la nationalité luxembourgeoise très difficile à la première vague d’immigrés, notamment portugais, dont la majorité avait quitté le Portugal sans grande instruction scolaire pour venir renflouer la main d’oeuvre luxembourgeoise. Frieden propose ainsi, en guise de compromis, que le test de connaissance linguistique ne s’applique pas aux ressortissants étrangers arrivés au Luxembourg avant 1984, date à laquelle la constitution a reconnu le luxembourgeois comme langue nationale. En seront également exemptés celles et ceux qui ont fait leur scolarité au Luxembourg, en gros les enfants de la première génération. Pour les autres, les connaissances « actives » seront réduites au minimum (savoir se présenter, décrire son travail), tandis qu’il faudra tout de même être capable de comprendre les informations à la radio ou à la télévision.

Antoni Montserrat a loupé d’un cheveu cette nouvelle échéance. Arrivé au Luxembourg en 1985 après avoir quitté Barcelone, le président du Comité de liaison et d’action des étrangers (Clae), relativise la date de 1984, présentée comme une grande avancée : « Depuis la reconnaissance officielle de la langue luxembourgeoise dans la constitution en 1984, il faut se demander quels moyens ont été mis à disposition pour faciliter l’enseignement du luxembourgeois aux étrangers. » Michel Wurth plaida pour sa part en faveur d’une politique volontariste, concrétisée par un « grand programme d’action d’intégration » visant à faciliter le droit à la nationalité. Et de rappeler que si la situation sur le marché des logements n’était pas aussi « grave », beaucoup plus d’étrangers viendraient s’installer au Luxembourg. Un grand patron qui déplore les loyers trop élevés, décidément, cette conférence n’a pas été avare en surprises. Mais des surprises encore plus agréables n’ont malheureusement pas été offertes : ni l’abolition du principe archaïque du droit du sang au profit de l’instauration du droit du sol, ni le principe de citoyenneté de résidence, qui découplerait la nationalité des droits politiques n’ont été discutés. Le Luxembourg n’est pas encore prêt à devenir pionnier en matière de société cosmopolite.


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