Westforschung: A l’Ouest, du nouveau

Westforschung – le terme innocent cache l’implication des scientifiques dans la propagande ?Heim ins Reich` à l’ouest de l’Allemagne. L’historien Bernard Thomas a analysé ses effets au Luxembourg.

Dès septembre 1940, l’appareil national-socialiste se mettait à la défrancisation du Luxembourg – notamment par le remplacement des plaques de rue.

On le sentait nerveux, le jeune homme barbu qui devait présenter, vendredi dernier, le fruit de deux ans de travaux de recherche historique face à l’attention soutenue de l’audience de l’abbaye Neumünster. Le travail de Bernard Thomas, étudiant en histoire, qui c’était vu décerner le premier prix « du meilleur mémoire de master » par la Fondation Robert Krieps en 2009, vient d’être publié par les Éditions « d’Lëtzebuerger Land ». Pourtant, les préfaces élogieuses du président de la Fondation, Ben Fayot, et de l’historien Denis Scuto, auraient déjà pu le rassurer. En effet, son travail constitue une étape importante, non seulement dans l’historiographie luxembourgeoise sur les années trente, mais également dans l’analyse de l’implication de la science dans la propagande `völkisch‘ c.-à-d. nationaliste, raciste et antisémite.

Undercover mission

La Westdeutsche Forschungsgemeinschaft (WFG), fondée en 1931, trouve ses origines aussi bien dans les conséquences du traité de Versailles, inacceptables pour l’Allemagne, que dans le principe wilsonien des nations : « Les historiens, linguistes, géographes et Volkskundler se trouvent [?] poussés vers un rôle de légitimateurs de prétentions nationales ou territoriales, » écrit Thomas.

Dès le début des années 30, sous couvert d’historiographie, de linguistique, de géographie ou d’ethnographie, tout un appareil de scientifiques s’appliquait à justifier que les régions situées à l’ouest de l’Allemagne appartiendraient en fait à un espace germanique. Un espace, s’entend, dont la population serait rattachée par un lien sanguin voire racial. Il s’agissait de « prouver » que sa véritable appartenance nationale serait en fait allemande, mais qu’elle était exposée au risque de la `Verwelschung‘, de la francisation.

Thomas retient trois tendances principales du concept de la Westforschung : « Primo, la Volksgeschichte considère la nation comme une communauté d’une même origine ethnique et linguistique ; secundo, la population rurale devient le porteur principal de la tradition productrice de cohésion tandis que la population urbaine et les travailleurs industriels sont vus comme éléments dissolvant les liens communautaires ; et enfin, tertio, la question des fondements géographiques, de l’espace de peuplement devient le catalyseur de la dynamique de recherche. »

Cette « undercover mission » regroupée dans et autour de la « Westdeutsche Forschungsgemeinschaft » n’était cependant pas un fait isolé. Pas moins de six « Volksdeutsche Forschungsgemeinschaften » s’étaient établies le long des frontières du Reich. Dirigées « par des professeurs comptant parmi les plus influents » et rassemblant « approximativement 1000 collaborateurs », elles étaient financées par les ministères de l’Intérieur et des Affaires étrangères. A partir de 1937, elles collaboraient avec la « Volksdeutsche Mittelstelle », contrôlée par la SS.

La propagande culturelle n’était cependant pas l’apanage du seul national-socialisme. Si elle avait déjà commencé à se développer avant même la prise de pouvoir d’Hitler en 1933 – un aspect qui serait encore à approfondir -, elle faisait également face à des ambitions peut-être moins guerrières mais néanmoins intéressées de la part de la France, voire de la Belgique.

Récupération ou affinité?

L’auteur se concentre sur le développement de la Westforschung, et donc de la politique allemande, bientôt nazie, de récupération du discours identitaire. Mais en parallèle, il fait apparaître la mise en place du discours national luxembourgeois des années trente. Car dans l’entre-guerre, le Luxembourg n’était pas seulement confronté avec de telles tentatives de récupération, il était également en train de développer lui-même un discours national(iste), faisant appel à l’existence d’une nation proprement luxembourgeoise. Loin de réfuter la thèse d’un sentiment national en soi, on se déchirait plutôt sur la question de savoir à quel point et selon quelles proportions l’identité luxembourgeoise était un cocktail d’éléments allemands et français, respectivement si le Luxembourg disposait de ses propres racines nationales.

L’historien illustre très bien que ce discours, longtemps compris comme une riposte à la propagande « Heim ins Reich », puisait dans l’éventail nationaliste voire raciste. Au point qu’il pouvait aisément être récupéré par la WFG « qui fait du `Luxemburgertum‘ une forme de conscience sous-développée débouchant sur le `Deutschtum‘ ». Si les personnages explicitement völkisch, que ce soit de ce côté ou de l’autre de la Moselle, ont été peu nombreux, il n’en reste qu’ils ont fortement influencé le discours nationaliste, xénophobe et raciste de la société d’avant-guerre. D’ailleurs, Thomas souligne à juste titre que le discours essentialiste du `Luxemburgertum‘, même abandonné aujourd’hui par la plupart des scientifiques, continue à hanter l’imaginaire national luxembourgeois.

Si Bernard Thomas s’avance cependant à dire qu’il y aurait un lien causal entre le développement des idées völkisch en Allemagne et au Luxembourg, c’est une thèse réductrice. Henri Wehenkel a déjà riposté dans le périodique Forum que « le nationalisme luxembourgeois est né en 1918 avec la naissance de la Nationalunioun et le traumatisme catholique de la crise dynastique ». Au risque de noyer le poisson, ne faut-il pas même reconnaître que l’idéologie `völkisch‘, qui s’exprime dès la fin du 19e siècle en Allemagne, puise dans les mêmes sources qui nourrissent les courants nationalistes, biologistes et antisémites partout en Europe au tournant du siècle et qui imbibent tous les milieux politiques, même de gauche?

Des scientifiques respectables

Le mérite de Bernard Thomas n’est pas seulement d’avoir rassemblé systématiquement les pièces du puzzle de la Westforschung pour nous présenter une image plus complète de cette phase de pré-guerre. Il montre également comment ces scientifiques allemands, qui se sont laissés récupérer par l’appareil de propagande ou qui ont même participé activement à son développement, ont pu continuer somme toute paisiblement leurs carrières après la guerre.

Un des cas décrits par Thomas est celui du professeur Josef Schmithüsen, auteur de divers ouvrages géographiques sur le Luxembourg, et notamment de « Das Luxemburger Land. Landesnatur, Volkstum und bauerliche Wirtschaft ». Schmithüsen fut membre du respectable « Institut für geschichtliche Landeskunde der Rheinlande » fondé en 1920 auprès de l’université de Bonn, mais qui depuis 1931 servait d’écran et de quartier général de la WFG qui, elle, opérait clandestinement. Schmithüsen était sérieusement impliqué dans l’appareil nazi : dirigeant de la « Volksdeutsche Mittelstelle Bonn », il conseilla, en 1940 les fondateurs de la Volksdeutsche Bewegung et même le Gauleiter Simon. Pourtant, il a su garder son image d’éminent géographe. Ainsi, sur le site de l’université du Luxembourg, on peut aujourd’hui lire que Schmithüsen a bien mérité des sciences géographiques par sa hiérarchisation des facteurs structurant les espaces naturels. Et Thomas relate dans son livre que, encore dans les années 80, le géographe Georges Hengesch pouvait minimiser le rôle de Schmithüsen dans le périodique Forum en ces termes : « Es ließ sich allerdings nicht vermeiden, dass Schmithüsen auch in Kontakt mit den Gründern der VdB kam. » Les sources citées par Thomas parlent une autre langue :

Quoi d’étonnant qu’en plus, Schmithüsen basait ses travaux scientifiques clairement sur des concepts racistes. Tel cet exemple tiré de ?Das Luxemburger Land` : « Die Bevölkerung Luxemburgs ist ähnlich der des ganzen Rhein- und Moselgebietes rassisch nicht einheitlich zusammengesetzt. Neben mittelgroßen, blonden Gestalten erscheinen hier wie in Lothringen oder am Oberrhein kleinwüchsige, rundschädlige Menschen mit dunklem Haar und dunklen Augen. [?] Mehr als ein Drittel der Bevölkerung trägt in Schädelform, Haar und Augenfarbe Merkmale heller Rassenelemente. »

Il est bon de constater que de jeunes chercheurs courageux comme Bernard Thomas brisent avec le peu d’esprit critique de la communauté scientifique luxembourgeoise. Car l’histoire de la Westforschung est aussi celle d’une opération de séduction des scientifiques luxembourgeois de l’époque. Bien vite, les responsables de la mission allemande s’apercevaient que leurs activités de propagande camouflée ? conférences, excursions, articles ? n’avaient pas le succès escompté. Ils cherchaient alors à attirer étudiant-e-s et professeurs plus systématiquement vers l’Allemagne – notamment vers l’université de Bonn – et à leur proposer des carrières universitaires. Un petit nombre de Luxembourgeois, de tendance catholique de droite, ont effectivement suivi ce chemin. Thomas donne, sur base de recherches d’archives, une image plutôt accablante de leur cheminement à travers le système académique visiblement mis au pas d’« une université dont les enseignants libéraux et juifs sont en train d’être chassés », dans une ville où « il suffit de se promener dans les rues pour voir les signes visibles de la politique antisémite ». Néanmoins, il insiste que la plupart des Luxembourgeois en contact avec la Westforschung n’auraient pas été conscients qu’il s’agissait d’un cheval de Troie. Pourtant, si rien ne prouve qu’ils voyaient clair dans le jeu national-socialiste, rien ne prouve le contraire non plus.

À la fin de la présentation du livre de Bernard Thomas, vendredi dernier, la question a été discutée comment traiter des personnages comme Schmithüsen, qui au-delà de leur implication dans le réseau de la Westforschung, dont ils n’ont jamais fait l’autocritique, peuvent faire valoir des mérites scientifiques indéniables. La moindre des choses serait de ne pas passer sous silence ou de banaliser ce passé. Par ailleurs, même si la tendance idéologique de ces personnages peut être catégorisée plutôt de `völkisch‘ que de nazie, il reste qu’ils ont préparé avec zèle le terrain du national-socialisme.

On souhaiterait à ce livre une traduction en allemand. L’auteur lui-même retient dans son introduction que plusieurs ouvrages importants sur la Westforschung n’ont pas été réceptionnés en Allemagne de l’Ouest, notamment pour ne pas avoir été publiés en allemand. De plus, pour un public bilingue, la lecture est parfois éprouvante : les abondantes citations allemandes ont été intégrées dans le texte en traduction française (pas toujours très précise), alors que les textes originaux se trouvent en note de bas de page. Et vu la multitude d’abréviations désignant les différentes institutions actives dans la Westforschung, on aurait apprécié un glossaire.

Thomas, Bernard : Le Luxembourg dans la ligne de mire de la Westforschung. Luxembourg, Éd. Lëtzebuerger Land, 2011. ISBN 978-291990805-9


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