En cours de route depuis plus d’un an, le débat sur l’enseignement des langues continue à sévir. Dans ce Luxembourg polyglotte, les langues se délient facilement pour débattre de l’orientation choisie par le ministère.
„Où il est mon Rucksak? Il y a mes Hausaufgaben dedans.“ Qui n’a pas déjà entendu ce genre de phrase bâtarde, en attendant l’arrivée du bus à l’heure de la sortie des classes? La plupart du temps, elles sont prononcées par des lycéens dont ni le français, ni le luxembourgeois ne sont la langue maternelle. A la maison, ils s’entretiennent dans la langue de leurs parents, souvent le portugais ou l’italien. S’agit-il de leur langue maternelle? Probablement, car c’est la première qu’ils ont apprise. Mais à y écouter de plus près, même la maî trise de cette langue est parfois hésitante, surtout à l’écrit. L’écrit justement. L’ultime paradoxe, ce sont ces jeunes Luxembourgeois qui connaissent par coeur les règles grammaticales du français et de l’allemand, parfois de l’anglais, voire d’une quatrième langue? Mais lorsqu’ils s’échangent des courriels, dans la langue de Dicks évidemment, ils font preuve d’une conception grammaticale et orthographique très individuelle.
„La grande diversité des orthographes utilisées“ serait un signe de la vitalité du luxembourgeois. C’est du moins l’avis des expert-e-s de la division de la politique linguistique du Conseil de l’Europe qui ont rédigé le rapport national. Et c’est une manière pour le moins originale de caractériser les difficultés qu’éprouvent les Luxembourgeois-e-s dans l’écriture de leur propre langue. Dans son „working paper“ du mois d’octobre, la cellule „Statistiques et décisions“ (Stade) de l’Université du Luxembourg (UdL), sous la plume du sociologue Fernand Fehlen, n’a d’ailleurs pas omis de relever cette incongruité. Et ce n’est, aux yeux du chercheur, pas la seule.
Un débat, enfin
D’une vingtaine de pages, ce texte (déjà publié en deux parties sous forme de contribution au Land aux mois de janvier et d’avril), vient d’être publié intégralement, avec des modifications et des ajouts, ce mois-ci. Petit récapitulatif: fin 2004, le ministère de l’éducation nationale (MEN), avait chargé un groupe d’expert-e-s du Conseil de l’Europe de rédiger un rapport national. Ils ont pu rencontrer différents acteurs lors d’un séjour au Luxembourg en juin 2005. Se basant sur ce rapport national, le Men a ensuite rédigé le Profil de la politique éducative linguistique, présenté à l’opinion publique en mars de cette année. C’est finalement ce document qui devrait permettre de lancer un débat au sujet d’une nouvelle politique linguistique pour le pays.
Et ce débat a d’ores et déjà lieu. Dans sa note introductive, Fehlen, un des spécialistes en matière d’immigration et de sociolinguistique, écorne franchement la politique des langues menée depuis des décennies: „Le mérite de la nouvelle ministre de l’éducation nationale est d’autant plus grand que dans le domaine linguistique – autant au niveau du statut que du corpus planning – le Luxembourg a été à ce jour incapable de se donner une politique explicite et réfléchie. Il faut aussi souligner son courage de s’attaquer à de nombreux problèmes que ses prédécesseurs ont laissé pourrir pendant des décennies, de peur de froisser le lobby politique important que constituent les enseignants“. Pour en illustrer son propos, il en profite pour citer, en bas de page, une contribution du professeur de français André Wengler, chroniqueur régulier dans Le Jeudi: „Et puis est venue la date réservée à mon lycée. De longs conciliabules, des réunions de travail, des communiqués, un échange de courriels, et j’en passe, pour en venir à une attitude commune. Une majorité de professeurs n’a pas voulu discuter avec la ministre sur l’enseignement des langues à Luxembourg, tant que le problème de la définition de la tâche des professeurs ne serait pas résolu. On écouterait la présentation de la ministre, on présenterait le point de vue de la majorité de la Conférence, et on se tairait. Et il en a été ainsi. (…) La réunion se termine par une ministre, visiblement furieuse, qui quitte la salle.“
La langue, un identifiant social
A lire la récente prise de position du syndicat enseignant Apess sur la réforme de l’enseignement des langues, on constate en effet que ni la démarche du ministère, ni le contenu de la réforme à venir ne font l’unanimité. L’Apess n’y va pas par quatre chemins: dénonçant l’absence de „vision cohérente“ et de „réflexion approfondie“, le syndicat estime que le Men „risque d’aller droit dans le mur et de provoquer un véritable désastre pédagogique“.
Les critiques de Fernand Fehlen quant à elles sont d’autant plus sévères que sa cellule de recherche réclame depuis des années une réforme approfondie de l’enseignement des langues au Luxembourg. Ainsi fait-il part de certaines réserves, parfois teintées d’ironie, notamment au sujet du trilinguisme défini par les expert-e-s comme étant la „véritable langue maternelle des Luxembourgeois-e-s“. Car si les Luxembourgeois-e-s connaissent dès leur enfance les trois langues – français, allemand et luxembourgeois – du pays, c’est bel et bien cette dernière qui est leur véritable langue véhiculaire. Loin du trilinguisme, Fehlen considère même que très peu d’autochtones sont réellement bilingues. Et de revenir sur le thème connu des distinctions sociales au travers de l’emploi des langues: les plus „cultivés“ déprécient l’idiome national, tandis que les „moins instruits“ le valorisent.
Cela correspondrait à une autre lacune dans l’analyse des expert-e-s. L’école serait bien plus qu’un lieu d’apprentissage, mais aussi une institution contribuant à reproduire la structure sociale. Continuant sur sa thèse fortement inspirée par le sociologue Pierre Bourdieu, il estime que „redéfinir les critères d’évaluation de l’école, c’est redéfinir la valeur du capital linguistique et donc susciter les résistances des détenteurs d’un fort capital linguistique et culturel“. L’apprentissage des langues comme nouveau vecteur de la lutte des classes?
Trop de grammaire tue la langue
Malgré ces critiques, ce serait faire un mauvais procès aux services du Men que d’affirmer qu’ils ne fournissent aucun effort en faveur d’une refonte profonde de l’enseignement des langues. Le plurilinguisme, c’est à la fois l’arc et le talon d’Achille de l’école luxembourgeoise. S’il est désormais de notoriété publique que l’enseignement des langues est l’une des principales causes d’échecs des élèves étrangers, les Luxembourgeois-es, surtout issu-e-s des couches populaires, sont aussi lésé-e-s par le système linguistique scolaire. Ce fut déjà fortement relevé dans le numéro 206 du mensuel Forum, dans un article acide de Kristine Horner et Jean-Jacques Weber, de l’ancien Centre universitaire de Luxembourg, à l’intitulé évocateur: „J’accuse, oder die Wahrheit über den Sprachenunterricht in Luxemburg“. D’emblée, ils y soulignent l’incroyable disproportion entre le nombre d’heures consacrées à l’enseignement des langues dans les lycées et la médiocrité des résultats. Et de considérer l’enseignement des langues comme étant „le plus grand gâchis jamais exigé avec impudence envers la nation“. La cause principale du problème? La focalisation à outrance sur l’aspect grammatical des langues au détriment d’autres compétences langagières, communicatives, culturelles et littéraires.
A cet effet, le Profil de la politique éducative linguistique du ministère prévoit un nouveau matériel d’appréciation de la connaissance des langues: le portfolio européen des langues. Rompant avec les habitudes d’enseignement actuelles, ce portfolio est décrit par Fehlen comme mettant en avant „non plus les aspects formels de la maî trise des langues, mais les compétences communicationnelles“, comme le décrit Fehlen. Ainsi, décline-t-il „six niveaux pour différentes activités langagières“: activités écrites et orales, réceptives ou productives, en continu ou en interaction. Il faut pourtant appliquer un petit bémol à cet instrument. Il prend en effet pour référence d’évaluation un locuteur natif idéal, ce qui ne correspond évidemment pas aux réalités.
Souhaitant rompre avec cette tradition de l’école qui part du principe que les trois langues nationales pourraient quasiment être considérées comme des langues maternelles, Fehlen reprend en partie une proposition déjà faite par le Centre de liaison des associations étrangères (Clae). Il s’agirait de mettre en place un enseignement bilingue français-luxembourgeois durant les trois premières années de l’école primaire avant de proposer, en quatrième année, l’apprentissage de la langue allemande à des niveaux différents en fonction des niveaux de maî trise atteints en luxembourgeois par les élèves. Ce système éviterait de pénaliser aussi bien les élèves d’origine immigrée que les autochtones.
„Il faut partir des besoins de l’enfant“, expliquait l’historien et enseignant Denis Scuto lors d’une table ronde télévisée au mois de décembre de l’année précédente. En tant qu’enseignant en science humaine, il a indiqué ne pas comprendre pas comment l’on pourrait accepter l’échec d’un élève en histoire par exemple, à cause d’une déficience dans la langue dans laquelle cette matière est censée être enseignée – le français ou l’allemand. Car comme le relèvent justement une étude, la langue luxembourgeoise s’insinue de plus en plus comme langue scolaire. Après tout, il faut bien faire en sorte que l’élève comprenne la géographie ou l’économie. Evidemment, l’argument selon lequel une plus grande flexibilité dans le choix de la langue d’enseignement serait de mise, provoque l’inquiétude de certains enseignants, et notamment du syndicat Apess, pour qui une telle réforme se ferait au détriment d’une bonne connaissance du français. Ce qui rendrait encore plus restreint le cercle des couches favorisées maî trisant avec une plus grande aisance cette langue. Comme quoi la politique linguistique reste un enjeu social.