Dans « A perdre la raison », un fait divers glauque est porté à l’écran. Joachim Lafosse et son trio d’acteurs brillants nous plongent délicatement dans un effroyable cauchemar.
Etant donné que le film s’inspire d’un fait divers sordide, le film débute immédiatement sur le dénouement tragique. En 2007, en Belgique, une mère de famille, Geneviève Lhermitte, avait mis fin aux jours de ses cinq enfants, ne supportant plus de vivre dans une sorte de « trio infernal » avec son mari, Bouchaïb Moqadem et l’omniprésent médecin Michel Schaar qui faisait office de père adoptif. Ce dernier procurait au couple un confort matériel en échange d’une vie de famille que sa stérilité lui avait interdite. Une histoire glauque donc, faite de manipulation dont ne peut juger si elle était consciente, d’affection obsessive, bref, de tous ces liens de dépendance malsains qui peuvent voir le jour dans cette micro-société qu’est la cellule familiale. Et c’est de ce sujet que le réalisateur Joachim Lafosse voulait parler, ce qui explique son entrée en matière : il fait connaître au spectateur l’issue afin de mieux présenter le cheminement funeste.
Pour ce faire, il a judicieusement choisi un trio d’acteurs rompus aux interprétations naturalistes et intimistes. Niels Arestrup campe prodigieusement ce médecin (ici le docteur André Pinget) tantôt tendrement paternaliste, tantôt oppressant, avec son côté sympathiquement bougon. Pour camper Mounir, le « fils adoptif » – Pinget avait épousé sa grande soeur, de nationalité marocaine, en noces blanches afin de lui permettre de rester vivre en Belgique – Lafosse n’a pas hésité à choisir Tahar Rahim, révélation du film de Jacques Audiard « Un prophète », qui y entretenait déjà une realtion complexe de domination/dépendance aux côtés d’Arestrup. Pari risqué s’il en est de reconstituer un duo qui avait fonctionné à merveille. Pari réussi, tant les deux acteurs sont des virtuoses du dit et du non-dit, où chaque intonation, chaque mimique correspond comme par magie à la situation. Toutefois, la prestation de Tahar Rahim laisse parfois un peu perplexe : son jeu est particulièrement détaché, parfois trop a-t-on l’impression, comme s’il rééditait son rôle dans le film d’Audiard. A l’inverse, l’on se dit qu’après tout il vise juste : n’incarne-t-il pas, après tout, un personnage au caractère torturé et faible, ne sachant (ou ne voulant ?) voir ce qui se passe autour de lui et n’ayant pas le courage de trancher.
Car ce qui se passe, c’est le lent déclin et l’agonie psychologique de sa femme Murielle (Emilie Duquenne). Duquenne complète parfaitement le duo involontairement infernal formé par Mounir et Pinget. Depuis « Rosetta » qui l’a fait découvrir, l’actrice belge a le don d’incarner les « victimes » silencieuses prises au piège par un système qui les dépasse. Et comme toute les victimes malgré elles, on est pris entre deux sentiments ambigus à leur égard : l’empathie face au sort qui leur est infligé et l’agacement envers leur incapacité à se défendre.
Ce n’est toutefois pas comme si Murielle ne tentait pas de réveiller son mari ou d’entrer en conflit avec Pinget. Mais à chaque fois, c’est ce dernier qui l’emporte. Pinget les finance, offre un emploi tranquille à Mounir (il assure le secrétariat de son cabinet médical), leur offre le voyage de noces au Maroc (auquel il participe) et s’occupe affectueusement, tel un grand-papa gâteau des quatre enfants dont il est le parrain. Et évidemment, il leur permet de vivre (avec lui) dans sa confortable maison. Mais le vieil ours n’hésite pas à sortir les griffes à la moindre rébellion. Lorsque Mounir lui annonce, sur suggestion de Murielle qui n’en peut plus d’être privée de vie de couple, qu’il vaudrait mieux pour tout le monde de faire vie à part et qu’il envisage de s’installer au Maroc, le médecin le prend comme une trahison, rappelant à Mounir que lui et toute sa petite famille lui doivent tout.
Lui doivent tout, en effet, et même le pire. Murielle sombre lentement dans une profonde dépression engendrée par l’omniprésence maladive de Pinget et l’indolence immature de son mari, soumis à un Européen, qui, en quelque sorte, le colonise une seconde fois. Le film, tourné en plan-séquence comme le cinéma belge les affectionne, pourrait ressembler à un docu-fiction. Certain-e-s ont critiqué le fait que le déroulement plutôt calme et avare en grands chocs, contraste trop avec l’issue fatale. Il est impossible de déceler une véritable « mauvaise volonté » de la part des trois principaux protagonistes, enfermés chacun dans leur prison psychique. Tout se délite lentement, jusqu’à l’effroi. Et c’est justement cela qui est le plus angoissant.
A l’Utopia