Dans son roman „El vano ayer“, l’écrivain espagnol Isaac Rosa s’interroge sur la perception actuelle de la période franquiste. Entretien sur des questions de mémoire.
woxx: Au début de votre roman, vous posez la question ‚Sera-t-il possible, finalement, que le roman ne soit pas vain, mais nécessaire?‘ Nécessaire pour qui et pour quoi, en fait?
Isaac Rosa: Le voeu que le roman ’ne soit pas vain, mais nécessaire‘ relève plus de mes intentions en tant qu’auteur que de la perception éventuelle qu’en ont les lecteurs. Pour moi, un roman ’nécessaire‘ doit tenter d’esquisser une image du franquisme et ouvrir un débat, poser les bonnes questions, c’est-à-dire, son but ne doit pas être seulement de distraire le lecteur. Certaines injustices ne pourront être réparées, car leurs victimes sont mortes. Avec chaque année qui s’écoule, d’autres disparaissent à leur tour. Malgré tout, nous devons aspirer à ce que soit établie une mémoire institutionnelle, qui fournit les informations nécessaires. une mémoire qui établirait clairement où se trouvait un tel ou un tel, que ce fût dans la légalité ou contre la démocratie; il faut déterminer qui était responsable de quoi, ne serait-ce qu’à titre informatif, sans conséquences pénales. Il est encore trop tôt pour décider si mon roman est nécessaire ou non, mais j’ai reçu beaucoup de courrier de la part de mes lecteurs et je suis surtout heureux de savoir qu’il y a des professeurs d’université qui envisagent de le conseiller à leurs étudiants.
De quoi faudrait-il que les oublieux se souviennent et qu’est-ce que les ignorants devraient connaître? Quel est le but de cette re-découverte du passé récent?
En principe, mon roman s’adressait aux lecteurs de ma génération, qui n’ont pas connu le franquisme et n’ont que des informations de deuxième main, assez dénaturées. Or, j’ai été très étonné de voir que l’ouvrage est très bien reçu par des lecteurs qui ont vécu cette période et qu’il les a émus. Pour les deux catégories de lecteurs, mon intention est non seulement de les rapprocher de leur passé, mais aussi de leur faire comprendre le présent, qu’ils comprennent notre époque, en tant qu’enfants du passé.
Que pensez-vous des initiatives pour la récupération de la mémoire en Espagne?
L’absence d’initiatives institutionnelles claires explique que la récupération de la mémoire se fait de manière quelque peu désastreuse. Ces tentatives sont bien intentionnées mais peu utiles. En plus, elles se font avec un regard complexé sur le passé. Et cela non pas de la part de ceux qui ont profité du franquisme, qui devraient éprouver de la honte et n’en ressentent pas. Ceux qui sont complexés par contre sont ceux qui ont subi le franquisme et pensent ne pas avoir fait tout leur possible pour le combattre. La gauche ne réussit pas à porter un regard critique sur le franquisme. L’on continue de tomber dans les simplifications qui ne permettent pas d’effectuer une véritable analyse d’une période complexe.
D’après vos travaux, on dirait que la mémoire est un de vos sujets favoris Ù
Comme d’autres jeunes nés au sein d’un régime démocratique ou au cours des dernières années de la dictature, j’ai constaté que le système éducatif, l’école, effaçait quarante ans d’histoire espagnole. D’ailleurs, mon intérêt pour la mémoire récente est depuis longtemps nourri par l’atmosphère familiale. Ce roman est le résultat d’années de lectures sur la période du franquisme: des livres d’histoire, des essais, des mémoires, mais aussi de la fiction, des romans, qui m’ont permis d’analyser comment le franquisme a été raconté et quels sont les défauts du discours fictif.
Vous décrivez avec subtilité l’atmosphère des lieux de rencontre des immigrés espagnols à Paris, notamment les exilés. Quelles ont été vos sources d’information?
Elles sont diverses. Il y a d’abord des livres de mémoires, malheureusement peu nombreux, des oeuvres de fiction inspirées des cercles de l’exil et de l’émigration. Le dépaysement, l’étonnement, la contrariété des expatriés sont d’ailleurs bien exprimés dans différents écrits de Max Aub. L’amertume de celui qui regarde de loin les changements de son pays et qui ne compte plus sur lui. Parmi les exilés, certains sont rentrés avant la mort de Franco et se sont plus ou moins intégrés. Certains, comme José Bergamín, après leur retour, ont dû repartir, suite au harcèlement qu’ils subissaient. D’autres sont rentrés après la mort de Franco, la plupart d’une façon discrète, sans comités de bienvenue. Et d’autres comme Jesús López Pacheco ne sont jamais revenus et ont préféré rester à l’étranger jusqu’à leur mort. Ce sont eux les plus mal traités, les plus oubliés. Enfin, il y avait les émigrés économiques, qui n’avaient même pas l’aura admirable des exilés politiques et qui vivaient dans des conditions bien pires, sans bénéficier de la solidarité réservée aux exilés politiques.
Que devrait être la „réconciliation nationale“, ce concept lancé par le parti communiste en 1957?
Les héritiers du franquisme ont tenté de faire cette ‚réconciliation nationale‘ par la voie biologique: on attend que les protagonistes meurent et puis il n’y aura plus personne à réconcilier. Il n’y a pas de réconciliation possible sans prise de conscience, sans reconnaissance des responsabilités individuelles et collectives. Personne ne prétend désormais se faire pardonner, mais il suffirait d’encourager la recherche sur ces années-là et de faire quelques pas vers la réhabilitation des victimes: enterrements dignes, annulations des condamnations et des purges administratives, entretien et identification des lieux de la mémoire.
‚Le passé vain‘ est tiré d’un vers d’Antonio Machado, lui-même mort en exil. Ce poète avait adressé un autre vers aux générations futures: ‚l’une des deux Espagnes te glacera le coeur‘. Aurait-il pu l’écrire maintenant?
D’après un certain journalisme de tranchée, on dirait que oui, il y a toujours deux Espagnes opposées. Mais en général la société ne reproduit pas l’affrontement des partis. Néanmoins, bien des diagnostics machadiens restent d’actualité, dans une Espagne où l’église catholique continue à marcher au même pas qu’autrefois.
Que voudriez-vous que vos enfants connaissent de l’histoire?
J’aimerais que ma fille sache à qui elle doit ce qu’elle est et ce qu’elle a. Cela signifie par exemple voyager en train et penser à ceux qui, des années auparavant, ont perdu la santé et même la vie pour construire les ponts et ouvrir les tunnels qu’aujourd’hui nous traversons avec indolence.
(Remerciements à Claude Nivelles)
Né à Séville en 1974, Isaac Rosa a contribué à éveiller la conscience des Espagnol-e-s, grâce à son roman „El vano ayer“ (Le passé vain) qui met sur la table le passé récent et l’actualité de la société espagnole. Celle-ci a fort changé dans son apparence mais elle reste ancrée dans une amnésie que remplace de plus en plus une ferme volonté de savoir, même au risque de rouvrir d’anciennes plaies. Rosa raconte l’histoire d’un professeur âgé qui se retrouve au plein milieu des révoltes estudiantines des années 60. Un malheureux incident provoque son expatriation. La reconstruction de son périple permet également de faire toute la lumière sur la disparition inexpliquée d’un étudiant. A travers son écrit, Rosa tente de faire le bilan de ce qui s’est passé entre la fin de la guerre et la restauration de la démocratie. Quelles sont les traces que trois ans de guerre et soixante ans d’oubli ont laissées dans l’esprit des Espagnol-e-s?