La crise vue différemment
 : Sortir de l’euro pour préserver l’Europe

Y a-t-il des alternatives aux politiques actuelles ? Oui, affirme l’économiste américain James K. Galbraith, qui a étudié les crises financières et suivi de près les événements récents en Grèce.

Après ce qui s’est récemment passé en Grèce, James K. Galbraith a perdu quelques illusions sur la construction européenne. Mais il n’a pas abandonné tout espoir. (Photo : © EU2015)

woxx : Quelle analyse faites-vous de la crise actuelle ?


James K. Galbraith : Je pense qu’il s’agit d’un changement d’époque. Durant l’après-guerre et jusqu’à environ l’an 2000 aux États-Unis, on pouvait compter sur une croissance assez régulière. Depuis, et surtout depuis 2008, les conditions économiques sont beaucoup plus incertaines. Cela est dû à une pluralité de facteurs, mais deux me semblent avoir été déterminants. D’abord, l’instabilité des prix énergétiques, le cours du pétrole montant jusqu’à 150 dollars le baril à l’été 2008. Puis, facteur plus présent dans les consciences, l’instabilité des marchés financiers, voire carrément leur corruption. Depuis les États-Unis, la crise s’est transmise aux banques et investisseurs européens et a déclenché la crise économique européenne qui continue jusqu’à aujourd’hui.

S’agit-il d’une crise de système ? Le capitalisme est-il en danger ? 


(Long silence.) Pour se prononcer sur l’avenir du système capitaliste, il faut avoir du courage. Mais ce qu’on peut dire, c’est qu’il y a une reconsidération du projet européen par les Européens. Ma génération a vu l’Union européenne comme une entreprise ayant une grande portée sociale et humaine. À partir de 2012, et surtout après ce qui s’est récemment passé en Grèce, beaucoup de gens ont perdu leurs illusions sur le caractère de la confédération européenne. Cela aura des conséquences politiques.

Dans votre livre « La grande crise », vous expliquez que la crise marque la fin de la croissance rapide.


La croissance lente constitue une alternative au risque de stagnation. Une croissance rapide n’est plus un objectif réaliste. Une première raison en est l’instabilité des marchés des matières premières – ce qui rend difficile d’obtenir une continuité des investissements privés. Ensuite, il y a les incertitudes au niveau des relations internationales – peu propices à de grands investissements à long terme à l’étranger. C’est beaucoup plus difficile qu’après 1945 ou après la guerre froide, quand l’hégémonie des États-Unis garantissait une certaine stabilité. En troisième lieu viennent les marchés financiers, qui depuis une vingtaine d’années privilégient les opérations à court terme et la spéculation plutôt que d’investir dans les entreprises et l’innovation.

Les nouvelles technologies ne pourraient-elles pas être un facteur de croissance ?


On constate que la révolution numérique a un grand impact sur le marché du travail. C’est un moyen pour les entreprises de réduire le nombre d’emplois. Les États doivent trouver les moyens de donner du travail aux gens, de maintenir la cohésion sociale – mais très peu de pays prennent des initiatives en ce sens.

Lors de la révolution industrielle, des emplois ont été détruits, mais il s’en est créé de nouveaux.


La révolution industrielle a entraîné la création d’emplois secondaires accompagnant l’industrialisation, par exemple dans les transports. Mais les ordinateurs, les télécommunications, les logiciels en créent assez peu. Les entreprises dans ces secteurs ont besoin de relativement peu de main-d’œuvre.

Pour faire fonctionner une union monétaire, il y a des conditions qu’il faut respecter, et l’Europe n’en a pas tenu compte.

Pourtant les États-Unis s’en sortent mieux que l’Europe. Pourquoi ?


Une première explication est liée au boom du gaz de schiste nord-américain – une situation exceptionnelle. Ensuite, les mécanismes stabilisateurs fonctionnent au niveau de l’ensemble des États-Unis. En Europe, ils ont fonctionné pour les pays situés au Nord, mais pas pour ceux du Sud ou de la périphérie. Et au niveau du continent, il y a eu peu de mécanismes stabilisateurs : au contraire, la politique d’austérité a démantelé ces mécanismes au niveau national.

Quel rôle a joué l’euro ?


C’est surtout en zone euro que ces difficultés sont apparues, que l’austérité a été imposée. Les pays qui ont leur propre monnaie ont conservé une certaine marge de manœuvre qui a manqué à la Grèce.

Vous pensez donc que l’Union monétaire européenne était une mauvaise idée, qu’elle ne pouvait jamais fonctionner ?


Non, je ne dirais pas ça. Aux États-Unis, nous avons une union monétaire – le dollar – et cela fonctionne. Mais il y a des conditions qu’il faut respecter pour faire fonctionner une telle union, et l’Europe n’en a pas tenu compte. Il y a deux ans, j’ai rédigé avec Yanis Varoufakis un texte intitulé « Une proposition modeste pour résoudre la crise de l’eurozone ». Il s’agissait de réformes qui pourraient être faites sans changer les traités existants. Si on les avait appliquées, la situation serait aujourd’hui différente. C’est d’ailleurs pour ça que Syriza n’a jamais voulu sortir de l’euro, mais voulait obtenir des modifications afin de faire fonctionner le système. Cela n’a pas marché.

Justement, au sein de la gauche européenne, on discute des conclusions à tirer de l’échec de Syriza. Quelles sont les vôtres ?


Je pense qu’effectivement cela modifie les perspectives de la gauche en Europe. Clairement, une stratégie de réforme à l’échelle continentale, qui suppose de faire évoluer les idées à Berlin et à Bruxelles, a peu de chances de réussir. Pour les pays qui n’ont pas un poids politique suffisant pour mettre en œuvre tout seul un changement de cap, il faut considérer une sortie de l’euro.

Face aux écarts de revenu entre les régions, on pourrait faire jouer la solidarité à l’échelle continentale.

Peut-on abandonner l’euro sans quitter l’Europe ?


Il faut discuter des alternatives au système monétaire actuel, tout en laissant intact le cadre de l’Union européenne. Il y a déjà une dérogation pour la Grande-Bretagne, et des pays comme la Pologne ne se pressent pas pour entrer dans l’euro. On pourrait donc créer la possibilité d’une sortie afin de résoudre des problèmes de dette et de compétitivité dans un cadre autre que celui de la dictature de la Banque centrale européenne.

Vous avez établi un lien entre inégalités et instabilité économique. Les inégalités de revenu sont plus fortes en Europe qu’aux États-Unis, si on considère l’UE dans son ensemble. Un salaire minimum européen pourrait-il y remédier ?


Un salaire minimum reste un projet assez lointain en ce moment, mais on pourrait tenter de réduire les différences entre les allocations de retraite ou de chômage. L’idée est celle d’une solidarité à l’échelle continentale, alors que les écarts de revenu entre les régions sont relativement importants en Europe. Ce serait une manière de renforcer l’Union européenne.

Peut-on à la fois proposer de quitter l’euro et souhaiter mettre en place plus de solidarité ?


Je considère cela comme deux alternatives distinctes. C’est dans la mesure où l’on n’a pas d’évolution concrète vers plus de solidarité européenne qu’il faut trouver d’autres solutions. Dans ces circonstances, le seul moyen de préserver l’Union européenne est de reconfigurer l’Union monétaire. Pour les pays périphériques, l’euro tel qu’il est actuellement fonctionne mal. Un tel système, imposant une stagnation économique de durée indéterminée, personne ne peut croire qu’il puisse durer.


(lm) – « L’économiste américain se défend de faire partie d’une ‘association de malfaiteurs’ dans le cadre de l’élaboration d’un ‘plan B’ en Grèce ». Ce titre du « Telegraph » début août se rapportait à James K. Galbraith, qui avait conseillé Yanis Varoufakis sur les mesures à prendre en cas de sortie de l’euro. Le professeur de l’Université du Texas sera au Luxembourg pour une conférence la semaine prochaine. La Chambre des salariés (CSL) a-t-elle donc invité un « malfaiteur » ?

Plutôt un empêcheur de penser en rond. Galbraith, âgé de 63 ans, fait partie des économistes critiques, longtemps dans l’ombre, mais qui nous permettent aujourd’hui de penser au-delà du libéralisme classique invalidé par la crise. Ses travaux portent notamment sur les effets des inégalités. Il se défend d’être keynésien, au sens de croire qu’il suffit d’une politique budgétaire anticyclique et que les marchés feront le reste. Comme son père, John Kenneth Galbraith, fameux pour des livres comme « The Great Crash, 1929 », il se réclame plutôt de l’institutionnalisme – une théorie tournée plutôt vers l’analyse des structures économiques et sociales réelles que vers des optimums et des équilibres théoriques.

Comme son père, James K. Galbraith s’est intéressé aux crises du capitalisme financier, et a sorti en 2014 le livre « The End of Normal : The Great Crisis and the Future of Growth », dans lequel il explique la crise actuelle et ses conséquences. Si certains lui reprochent de ne pas tenir compte suffisamment des contraintes écologiques, le paradigme de « croissance lente » qu’il a développé représente indéniablement une contribution importante pour penser l’après-crise. Enfin, lié d’amitié avec Yanis Varoufakis, Galbraith a mis la main à la pâte en Grèce, étudiant ce qui arriverait si la Grèce était poussée hors de l’euro. Le petit groupe dont il faisait partie opérait en secret, car, selon ses propres dires, « notre travail aurait pu être mal interprété ».

La conférence de James K. Galbraith, lundi 12 octobre à 18h30 au Centre Neumünster, intitulée « La grande crise : comment en sortir autrement », fera office d’introduction au colloque « Alternatives pour l’Europe » ayant lieu deux jours plus tard. La CSL a en effet voulu « profiter de la présidence luxembourgeoise du Conseil de l’Union européenne pour organiser un colloque ayant pour objectif de présenter de telles alternatives et de confronter, notamment le gouvernement luxembourgeois, avec les idées y développées ». Des experts français et allemands présenteront leurs réflexions sur des sujets tels qu’une adaptation du fonctionnement de l’euro ou des réformes fiscales au service de la redistribution.

www.csl.lu/evenements


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