Le gouvernement vient de lancer « Schwätz mat », une consultation du grand public et de la « société civile » sur le régime des pensions. L’opération ne convainc pas les syndicats, qui y voient une tentative de la coalition de les contourner. LCGB et OGBL avancent unis sur le sujet et contestent les constats du gouvernement et du patronat. Ils présentent des propositions pour sauver et améliorer le niveau des retraites.

La ministre de la Sécurité sociale, Martine Deprez, présente « Schwätz mat », le processus de consultation de la société sur les pensions, le 4 octobre, dans les locaux de son ministère. (Photo : Fabien Grasser)
Et pourquoi pas un référendum sur la réforme des retraites ? C’est l’idée avancée par le président du LCGB, Patrick Dury, au cours d’une conférence de presse commune tenue le 7 octobre avec Nora Back, son homologue de l’OGBL, et Sylvain Hoffmann, le directeur de la Chambre des salariés (CSL). Près d’un mois après la rentrée, les deux syndicats sont sortis de leur silence sur le sujet pour présenter, unis, leurs propositions sur l’évolution du régime général des pensions et poser leurs lignes rouges au gouvernement et au patronat, qui veulent réformer le système.
Organiser un référendum sur la question serait cohérent, estiment les syndicalistes, alors que le gouvernement entend mener un débat ouvert à toute la société. « De cette façon, on pourrait réellement interroger tout le monde, y compris les frontaliers », affirme Patrick Dury. « On me répond que leur participation serait légalement impossible, mais cela n’est pas mon problème, les frontaliers représentent 47 % de l’emploi salarié du pays », appuie le président du LCGB face au woxx.
L’idée d’un référendum semble surtout tenir d’une boutade bravache des syndicats face à un pouvoir qui tente de les contourner et de minimiser leur rôle dans les discussions à venir. La tripartite est le cadre au sein duquel les négociations doivent se tenir, insistent les deux organisations. Cette position est, selon elles, légitime, car la Caisse nationale d’assurance pension (CNAP) est gérée de façon paritaire par les syndicats, qui représentent les salarié·es, le patronat et l’État. Le taux de cotisation global est actuellement fixé à 24 %, dont 8 % à charge de l’assuré·e, 8 % à charge de l’employeur et 8 % à charge de l’État.
« Nous ne voulons pas de mesures prises unilatéralement par le gouvernement », prévient Nora Back. « Sur un dossier de cette importance, ce serait la fin de notre modèle social », renchérit Patrick Dury. Les syndicats se montrent tatillons sur la question, alors que la ministre de la Sécurité sociale vient de lancer « Schwätz mat ». Ce « processus de consultation portant sur la viabilité à long terme de notre système de retraites » a été officiellement présenté par la ministre le 4 octobre, face à des journalistes perplexes, sinon dubitatifs, quant à l’efficacité et la sincérité d’une opération qui s’apparente à un vaste plan de com. L’agenda se déclinera en une « phase de consultation » jusqu’à la fin de l’année et une « phase de dialogue » qui devrait s’achever au début de l’été prochain par un grand raout au cours duquel sera présenté un rapport final concocté par le gouvernement.
« Schwätz mat », mais pas trop
Pour rappel, la discussion sur les pensions ne figurait pas dans les programmes électoraux du CSV et du DP, qui l’ont tirée du chapeau de leur accord de coalition après les législatives. Le gouvernement justifie cette très peu démocratique surprise du chef en s’appuyant sur des prévisions de l’Inspection générale de la sécurité sociale (IGSS), selon laquelle les prestations versées aux assuré·es excéderont les cotisations à partir de 2027. La caisse deviendrait déficitaire et il serait donc urgent d’agir pour sauver le système. Alors que le patronat préconise une baisse des prestations, les syndicats plaident pour des recettes supplémentaires, à même d’améliorer le niveau des retraites. Ils avancent aussi la considérable réserve de 26 milliards d’euros accumulés dans le Fonds de compensation, qui recueille et fait fructifier les excédents de cotisations. L’importance de cette somme permet, aux yeux des syndicats, de réfléchir et décider de l’avenir des pensions à tête reposée, sans précipitation comme veut le faire le gouvernement.
Le grand public peut donner son avis et faire ses propositions sur les pensions du privé par le biais de la plateforme dédiée www.pensioun.schwätzmat.lu. De quoi donner l’apparence d’une large consultation démocratique. Sauf qu’il faut faire court, très court même. Le formulaire prévu à cet effet ne prévoit que 500 caractères pour exposer ses observations et propositions, soit tout au plus quatre ou cinq phrases. Martine Deprez a été bien en mal d’expliquer cette incongruité. C’est « Schwätz mat », mais pas trop quand même.
Parallèlement à cette consultation du grand public, Martine Deprez va, au cours des prochaines semaines, enchaîner les rencontres avec quinze organisations de la « société civile ». Elle reçoit d’abord les syndicats représentatifs du privé que sont le LCGB et l’OGBL (voir l’encadré), ainsi que le patronat. La liste comprend ensuite les syndicats CGFP et FGFC de la fonction publique – qui n’est pas concernée par une réforme du régime général des pensions −, les syndicats agricoles, des organisations étudiantes et de jeunesse, mais aussi la fondation Idea, le think tank patronal de la Chambre de commerce.
Des consultations sans les femmes
En revanche, aucune consultation particulière n’est prévue en direction des frontaliers et des frontalières, dont les cotisations portent en grande partie le régime. Martine Deprez a été bien incapable de justifier cette lacune, se contentant de dire que « les frontaliers sont représentés par les syndicats ». On peut relever que les femmes sont les autres grandes absentes de cette consultation, alors qu’elles sont déjà pénalisées par l’actuel système, en ne touchant que 2.600 euros de pension mensuelle, soit 1.000 euros de moins que la moyenne générale. Elles sont aussi beaucoup plus exposées que les hommes au risque de pauvreté, une fois arrivées à l’âge de la retraite.
Fidèle aux éléments de langage servis ces derniers mois par le gouvernement et le patronat, Martine Deprez a, au cours de sa conférence de presse, joué sur la corde sensible de la dette générationnelle. « C’est pour cela qu’il est important d’intégrer les jeunes dans la discussion, car il y a beaucoup d’incertitude sur la pérennité du système », a-t-elle avancé, avant de convoquer la « vox populi » : « Il y a de nombreuses personnes âgées qui me contactent pour dire qu’elles sont très inquiètes sur ce qu’on va laisser aux jeunes. » En somme, pour éviter de pénaliser les générations à venir avec une hypothétique dette, la solution serait de les pénaliser en taillant dans leurs futures pensions. Élémentaire…
Évidemment, les choses ne sont pas dites ainsi par le gouvernement, et c’est sans doute cela qui énerve beaucoup de monde. La coalition est engagée dans un jeu de dupes en faisant croire à sa neutralité et en se drapant dans le rôle de l’arbitre dans ce dossier. « Une fois le dialogue avec la société civile, le grand public et les experts achevé, le gouvernement, qui aura écouté tout le monde, décidera s’il faut adapter le système », a encore euphémisé Martine Deprez le 4 octobre. « L’objectif du gouvernement est de détériorer les prestations et de faire des économies sur le dos des retraité·es et des futur·es retraité·es », balaye sans ambages Nora Back.
Des prévisions toujours inexactes
Tout comme son homologue du LCGB, la présidente de l’OGBL se dit prête au débat. Au cours des dernières semaines, les syndicats ont affûté leurs arguments, présentés à la presse sous forme d’un document aussi épais que dense, dans lequel ils font part de leurs analyses et revendications. La première bataille est celle des prévisions, patronat et pouvoirs publics dramatisant la situation depuis des décennies avec la menace du « mur des retraites », qui ne cesse pourtant de reculer au fil des ans. Patrick Dury s’est à ce titre livré à une recension plutôt amusante, citant diverses projections, toujours négatives, parues depuis le début des années 1970. Le constat est sans appel : aucune n’était exacte. Ce qui est surtout en cause, c’est le peu de fiabilité des prévisions à long terme, à 30 ou 40 ans, les paramètres étant aussi nombreux que difficiles à prévoir : démographie, croissance, productivité, etc. « Les politiques ne sont déjà pas capables de prévoir ce qui se passera demain », ironise Nora Bac. Pour les syndicats, la seule boussole doit être le rapport réalisé tous les dix ans par l’IGSS, tel que le prévoit la loi.
Au rang des revendications avancées par le LCGB et l’OGBL figure « un retour sur la réforme des retraites de 2012 ». « Pendant 100 ans, le régime s’était amélioré pour les assuré·es, mais cette réforme a entraîné une dégradation pour les bénéficiaires », affirme Nora Back. Les syndicats présentent aussi de nombreuses pistes pour abonder la caisse de pension en nouvelles recettes, y compris par la fiscalité ou l’introduction d’une contribution solidarité généralisée. Surtout, avancent-ils, une hausse du taux de cotisation de 3 points, soit 1,1 % du PIB, permettrait de dégager l’horizon. C’est-à-dire précisément ce dont le patronat fait un tabou absolu, malgré le fait même que les entreprises luxembourgeoises s’acquittent d’un taux de cotisation patronale parmi les plus faibles en Europe.
« La question des pensions n’est pas une question mathématique, mais une question éminemment politique », conclut le président de la CSL, Sylvain Hoffmann, lors de la conférence de presse des syndicats. À cette occasion, les leaders syndicaux n’ont assorti leur discours d’aucune menace de grève ou de manifestation. La possibilité de voir la rue s’inviter dans le débat a néanmoins été soumise par un journaliste à Martine Deprez, le 4 octobre. La ministre est restée de marbre, espérant probablement que son processus de consultation suffira à endormir la vigilance du bon peuple.
Rencontre tendue entre Deprez et les syndicats
Initialement, la ministre de la Sécurité sociale avait proposé des rendez-vous séparés à l’OGBL et au LCGB pour les consulter sur les pensions. Mais les deux syndicats, déterminés à rester unis, ont refusé, et Martine Deprez les a donc reçus ensemble ce mercredi matin 9 octobre. « Il n’y a pas eu de coup d’éclat, l’ambiance était calme mais froide », rapporte au woxx un participant à la réunion. La défiance est en tout cas suffisamment grande pour voir les deux leaders syndicaux, Nora Back pour l’OGBL et Patrick Dury pour le LCGB, refuser de poser avec la ministre pour la rituelle photo qui accompagne ce genre de rencontre. Un geste symbolique fort. Il faut dire que le clash qui avait eu lieu la veille au sein du Comité permanent du travail et de l’emploi n’a pas apaisé les esprits. OGBL, LCGB et CGFP ont claqué la porte d’une réunion de cet organisme paritaire, où syndicats, patronat et État discutent des questions liées à l’emploi, en présence du ministre du Travail. Au menu du jour figurait la transposition de la directive européenne traitant notamment de l’extension du taux de couverture des conventions collectives. Alors que les négociations de celles-ci sont légalement l’apanage des syndicats, le patronat voudrait négocier directement les conventions avec les salarié·es, dans chaque entreprise. Cette position est appuyée par le ministre CSV Georges Mischo, qui remet en cause la représentativité des grands syndicats, car plus de la moitié des délégué·es élu·es lors du dernier scrutin social ne sont affilié·es à aucune organisation. L’argument est récurrent ces derniers mois, mais trompeur, car les délégué·es neutres ne forment pas une organisation homogène à même de leur conférer un caractère représentatif. Il illustre en tout cas la stratégie du gouvernement pour passer outre les syndicats, comme le montre aussi le dossier des pensions.
Appel au respect
« Nous avons visiblement quitté le cadre habituel du dialogue social », précise encore la source présente lors de la rencontre entre Martine Deprez et les syndicats, le 9 octobre. Sur le fond, la ministre appelle les syndicats à rejoindre le « consensus » sur la situation des pensions avec le patronat et son administration. Ce qui tient de la gageure, tant les conclusions des uns et des autres s’opposent. Sur la forme, « Martine Deprez a demandé aux syndicats de travailler dans un esprit de respect », poursuit le même participant à la réunion. « Cela a eu le don d’agacer Patrick Dury, qui a rétorqué que c’était au gouvernement de se montrer respectueux, alors qu’il distille depuis des mois les informations sur ses projets dans la presse, sans en parler au préalable avec les syndicats. » Le ton est également monté avec Nora Back, lorsque la présidente de l’OGBL a accusé le gouvernement de vouloir court-circuiter les corps intermédiaires. Martine Deprez, déstabilisée à plusieurs reprises, selon notre source, s’est aussi heurtée à une fin de non-recevoir quand elle a demandé aux leaders syndicaux de ne plus s’exprimer publiquement sur le sujet des pensions dans les mois à venir… Une proposition quelque peu surréaliste, car on voit mal comment les syndicats pourraient accepter de laisser au gouvernement le seul soin de communiquer sur le sujet. Mais ce qui génère assurément le plus de tension, c’est « le manque total de transparence d’un gouvernement qui prétend ne pas avoir de projets et d’idées sur les pensions », alors que c’est lui qui a lancé le débat sur une réforme. Aucun autre rendez-vous n’a été fixé avec les syndicats à l’issue de cette rencontre. « Mais à la fin, les choses se négocieront de toute manière à trois, entre syndicats, patrons et État », prévoit notre interlocuteur.

