Quand les grands esprits se rencontrent : « Visages villages » témoigne de la synthèse de deux personnages atypiques – et produit, aussi à cause de cela, un film exceptionnel.
Comme le suggère le générique qui les présente sous la forme de héros animés, Agnès Varda et JR ne sont pas seulement des artistes connus pour leur œuvre, mais aussi des personnages, popularisés par leur silhouette. Lui, grand garçon de 33 ans portant invariablement chapeau et lunettes noires ; elle, petite dame de 88 ans arborant depuis toujours une coupe au bol désormais bicolore.
« Visages villages » est donc un film réalisé par ces deux créateurs, qui se sont rencontrés en 2015 et qui ont en commun la passion pour la photographie : JR est aujourd’hui une star de l’art contemporain grâce à ses clichés affichés sur les murs du monde entier, tandis que Varda, avant de devenir une cinéaste majeure (« Sans toit ni loi », « Les glaneurs et la glaneuse »…), se fit connaître dans les années 1950 grâce à ses photos du Festival d’Avignon.
Pour ce long métrage à quatre yeux et quatre mains, Agnès Varda et JR ont sillonné les routes de France afin de partir à la rencontre de ses habitants, qu’ils soient facteur, agriculteur, enfant de mineur ou femme de docker. À chaque fois, l’idée était de les prendre en photo, seuls ou en groupe, et de coller ces portraits en très grand format sur des façades, mettant ainsi à l’honneur ces anonymes, stars d’un jour. Le voyage (donc le mouvement) et la photo (donc ce qui est immobile) se confondent ici, et de manière très concrète, puisque le camion dans lequel circulent Varda et JR est aussi la cabine où ils immortalisent leurs modèles !
La beauté du film réside dans la façon dont ces deux créateurs si dissemblables font tomber les barrières : entre le mouvement et l’immobilité, donc, mais aussi entre le banal et l’exceptionnel (les individus rencontrés sont des héros ordinaires, à qui il s’agit de rendre leur noblesse), entre le laid et le beau (Varda devant un poisson : « C’est assez dégoûtant, c’est formidable ! »), et surtout entre le passé et le présent : il est question de peinture le temps d’une visite au Musée du Louvre, mais aussi de selfies et d’Instagram. Et on est ému par le vertige de cet ouvrier, rencontré le jour où il arrive à la retraite, et qui se sent « comme au bord d’une falaise, face au vide ».
Les photos sont là, comme les tombes, pour témoigner de ce qui a été – Varda et JR se rendent d’ailleurs dans le cimetière où est enterré Henri Cartier-Bresson. L’ombre de la mort plane sur un film en apparence si léger : une des étapes du circuit consiste à exposer sur un bunker, sur une plage normande, le cliché, pris par Varda en 1954, de Guy Bourdin, photographe aujourd’hui disparu. Mais en quelques heures, il est effacé par la marée, comme un symbole cruel du temps qui passe. La séquence de la visite chez Jean-Luc Godard offre une autre confrontation violente entre hier et aujourd’hui. « Visages villages » est aussi un film sur le vieillissement des corps, celui de la grand-mère centenaire de JR, ou celui d’Agnès Varda, qui parle sans détour de ses yeux et de ses jambes « abîmés ».
Si le tempérament et l’exigence de Varda empêchent le projet de tomber dans l’écueil du film lifting (à la façon de ces vétérans du rock qui collaborent avec des jeunes loups de l’electro pour se donner un coup de jeune), on n’échappe pas tout à fait à une forme de complaisance dans les scènes en duo où JR et AV minaudent et surjouent leur complicité.
On préfère les moments poétiques comme celui où se succèdent un plan sur l’œil d’un poisson qui vient d’être pêché, un autre sur l’œil de Varda qui doit se faire opérer, et enfin le fameux plan de l’œil sectionné par une lame de rasoir dans le film « Un chien andalou » de Buñuel. On se dit alors que si JR est un as du collage, Agnès Varda demeure la reine du montage.
À l’Utopia et au Scala. Tous les horaires sur le site.
L’évaluation du woxx : XX
https://www.youtube.com/watch?v=YlQ104-3XYs