Anise Koltz (1928-2023) : Gare aux anges !

Décédée le 1er mars dernier, Anise Koltz laisse une trace indélébile dans la poésie, qu’elle soit luxembourgeoise, francophone ou mondiale. 
Le woxx, qui lui avait consacré 
un portrait à l’occasion de la sortie d’une anthologie dans la collection 
Poésie/Gallimard, lui rend hommage.

Anise Koltz en 2016. (Photo : woxx)

« Mes poèmes interrogent / ils n’expliquent pas ». Ce distique ne saurait résumer à lui seul des décennies d’écriture, bien sûr. Mais il résonne fortement, comme un testament peut-être, quand on sait qu’il est extrait de « Pressée de vivre ». Paru en 2018 aux éditions Arfuyen, ce recueil aura donc été le dernier d’Anise Koltz publié de son vivant. Étonnante collision entre un titre qui reflète l’immense appétit pour l’existence de la poétesse et des textes qui font la part belle à la mort (voir encadré), un des thèmes qu’elle a le plus travaillés dès son entrée en écriture. Amateurs et amatrices de poésie n’ont d’ailleurs pu s’empêcher, à l’annonce de son décès, de penser à un autre livre au titre programmatique : « Je renaîtrai », paru aux éditions Arfuyen en 2011.

Si la mort parcourait tant son œuvre, c’est en effet qu’elle ne la craignait pas, toute confortée dans son attente par le rejet de l’irrationnel lié à la religion : « Sur les autels / nos dieux pourrissent // N’ajoutez pas un ciel / au ciel / mais une terre / à la terre ». C’est aussi que, pour elle, mourir signifiait la réunion avec son mari René (« Buvant dans tes baisers / le soleil et la pluie »). L’histoire a été maintes fois évoquée, mais elle est tellement constitutive du travail de l’autrice qu’il faut la mentionner encore ici : la mort de celui-ci, en raison de mauvais traitements dans les geôles nazies, a scellé le passage de l’allemand au français comme langue d’écriture. De fait, dans la sphère poétique francophone, l’émotion a été palpable lorsque les réseaux sociaux d’abord, les sites littéraires un peu plus tard, se sont fait l’écho de la disparition d’Anise Koltz. Ses poèmes admirablement concis, interrogatifs plutôt que démonstratifs, ont conquis un vaste public hors du Luxembourg. La parution de son anthologie « Somnambule du jour » dans la collection Poésie/Gallimard en 2015, puis le prix Goncourt de la poésie en 2018 (pour la liste complète des prix reçus et les éléments biographiques d’usage, on lira la notice du « Dictionnaire des auteurs luxembourgeois » en ligne) sont venus acter ces dernières années l’importance de la Luxembourgeoise dans le patrimoine poétique mondial en langue française. Tout comme de nombreuses traductions ont étendu sa renommée aux cinq continents.

Au fil des années, Anise Koltz a collaboré durablement avec plusieurs éditeurs. « Chants de refus », en 1993, commence une série de publications aux éditions luxembourgeoises Phi − série qui va asseoir sa réputation en France et au-delà. « L’ailleurs des mots », en 2007, verra une nouvelle collaboration, avec les éditions françaises Arfuyen cette fois. Mais au grand-duché, il faut aussi signaler des ouvrages aux éditions Estuaires, aux éditions Binsfeld ou aux éditions Simoncini, sises à la galerie du même nom ; ces derniers ont été tirés à la fois en beaux-livres agrémentés d’œuvres d’art originales, mais également en livres de poche. Anise Koltz, malgré son succès international, acceptait en effet volontiers de confier ses poèmes et de les lire au grand-duché. Sa voix presque frêle, sans intonations martiales ou théâtrales, formait un contraste saisissant avec la puissance de ses vers − avec leur violence parfois : « Ma poésie appartient / à la guérilla du langage // J’aiguise chaque mot / avant de l’intégrer / dans mes poèmes / qu’il devienne pierre / que je lance / contre la société pourrie // Oui − je fais partie / de l’intifada ».

Outre son œuvre immense, Anise Koltz laissera aussi le souvenir d’une passeuse et d’une bienfaitrice. Les Journées de Mondorf, qu’elle a fondées avec son mari René, Nic Weber, Edmond Dune et Horst Bingel, et organisées de 1962 à 1974, ont jeté des ponts entre les mondes poétiques germanophone et francophone, tandis qu’elle a mis en place de nombreuses collectes de fonds pour la population grecque malmenée par l’austérité imposée par l’Union européenne, ou embrassé la cause de poètes opprimés ou menacés de mort. Pour elle, la solidarité n’était pas une notion abstraite ; nombre de poètes peuvent en témoigner au Luxembourg et ailleurs − l’auteur de ces lignes en premier lieu −, tant elle prodiguait conseils et soutien sans jamais se départir de son sourire jovial ou de sa patience infinie. Une véritable leçon d’empathie qui perdure pour celles et ceux qui l’ont connue.

« Je dédie mes poèmes / à tout ce que je ne comprends pas // À tout ce qui existe / et que je ne vois pas // Je les dédie au silence / qui se trouve au fond / de chaque fracas » : Anise Koltz avait la modestie de celle qui sait qu’elle ne sait pas, le talent en sus. Elle s’interrogeait avec des mots simples et puissants, elle touchait le plus profond de l’âme au moyen de poèmes qui vont droit au cœur. Et maintenant ? « Après ma mort / je chasserai les anges / dans le ciel » : on souhaite à ceux-ci bien du courage, connaissant sa détermination sans faille.


On trouvera les livres d’Anise Koltz aux éditions Phi et Arfuyen dans les librairies luxembourgeoises. Ses parutions aux éditions Simoncini sont disponibles auprès de la galerie homonyme à Luxembourg-ville. Pour un vaste aperçu anthologique, on pourra également se procurer « Somnambule du jour », dans la collection Poésie/Gallimard.
Repères biographiques : autorenlexikon.lu/page/author/488/4889/FRE/index.html

En éternel apatride
le messager essaie
d’effacer ses pas
qui ne cessent
de réapparaître

*

Ses regards se posent
sur chaque chemin
comme des cailloux pointus

Les traces de ses pieds
ouvrent des abîmes

*

Si jamais il meurt
ne l’enterrez pas

Offrez son corps
aux vautours
pour qu’ils apaisent leur faim

Il ne finira jamais d’être
et de devenir

(« Le messager sans message », 
éditions Simoncini, 2016)

De quel droit
la mort me revendique-t-elle ?

Déjà j’avance avec l’ombre
de quelqu’un d’autre

*

J’ai commencé à mourir
dès ma naissance

Comment vivre
à travers la matière des ancêtres

Ils ont amputé mes organes
devancé mes pas

Bientôt mes cendres descendront
comme une pluie d’été

J’existe
je n’existe déjà plus

(« Pressée de vivre », 
éditions Arfuyen, 2018)


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