À l’occasion de la parution du rapport sur la « question juive » au Luxembourg sous forme de livre, les professeurs d’histoire luxembourgeois ont organisé le débat tant attendu entre Vincent Artuso et Charles Barthel. C’est surtout ce dernier qui a fait pschiiiiitt !
La « question juive » au Luxembourg est épineuse, et c’est très bien ainsi. Car le raccourci populaire et populiste qui veut que le gouvernement ait décidé de faire pondre ce rapport à un jeune historien pour ensuite avoir un prétexte pour traîner dans la boue la mémoire des résistants historiques est plus faux que jamais. S’il y a une leçon à tirer du débat entre Vincent Artuso et Charles Barthel, c’est bien celle-ci : l’histoire des relations entre la Commission administrative d’Albert Wehrer et les Allemands, surtout le Gauleiter Gustav Simon, est complexe. Et le rapport Artuso ne fait pas le procès d’Albert Wehrer ou des Luxembourgeois dans leur ensemble, mais il tente de donner une image objective de ces temps si lointains et si proches en même temps – si l’on prend en compte l’amour des Luxembourgeois pour les fictions sur fond de Seconde Guerre mondiale. S’y ajoute que cette image objective n’en est qu’à ses débuts. Le rapport n’a donc rien de définitif, mais il est à considérer plutôt comme un nouveau point de départ dans l’exploration de l’histoire nationale. Ou pourrait l’être, comme l’écrit Michel Pauly dans la nouvelle préface du texte : « Malheureusement la nouvelle politique d’attribution des allocations de recherche du Fonds national de la recherche diminue les chances qu’un jeune chercheur puisse par exemple se lancer dans l’analyse du traitement réservé à d’autres minorités persécutées tels que les Romas ou les volontaires des Brigades internationales, ou examiner le comportement des milieux judiciaires et des juristes durant la 2e Guerre mondiale ».
Ce qui pose problème dans le débat actuel, c’est que ce débat est justement si compliqué à qualifier. Est-ce vraiment une lutte entre deux approches historiographiques opposées, ou n’est-ce qu’un « vieux » professeur colérique qui se sent menacé par le succès d’un jeune collègue ? Et qui n’hésite pas à tenter de le diffamer, comme il l’a fait pendant le débat, quand il a accusé Vincent Artuso d’avoir sciemment passé des documents sous silence pour élaborer son rapport. En tout cas, le public de lundi dernier n’en est pas sorti le cœur net. Aussi parce que le modérateur du débat coupait quand les adversaires étaient sur le point d’entrer dans le vif du sujet.
Un des premiers jalons du débat était justement la question de son opportunité. Charles Barthel en a profité pour adresser une première critique aux organisateurs en disant que – vu que le rapport était déjà passé à la Chambre des députés et que le gouvernement avait déjà présenté ses excuses – organiser cet événement maintenant, c’était « un peu moutarde après dîner ». Pourtant, comme Michel Pauly l’a remarqué, il y a bien eu un débat organisé par le magazine forum juste après la parution initiale du rapport à l’Exit07. De plus, entre la parution du rapport et le passage au parlement, plusieurs mois se sont écoulés – les critiques et adversaires du texte ont eu largement le temps de se faire entendre et d’exercer leur influence sur les consciences des députés. Or, à l’exception de quelques tractations dans les coulisses de la commission parlementaire des institutions, il n’en a rien été. A contrario, on pourrait poser la question de savoir pourquoi Barthel a tant attendu pour se poser en adversaire du rapport. Question qui a d’ailleurs été posée et que l’intéressé a écartée par un lapidaire : « Parce que j’étais en colère. » Ce qui est doublement bizarre ; d’abord parce que la colère n’est pas la meilleure conseillère, surtout pour un scientifique, et aussi parce que ce n’est pas une réponse rationnelle à une question pourtant simple.
Mais que Charles Barthel et la raison font parfois deux est une évidence qui a sauté plusieurs fois aux yeux des spectateurs lundi, et a aussi transparu dans les articles que le Wort s’est empressé de publier, histoire de faire monter la sauce pour ce débat spectacle. À plusieurs reprises, des intervenants ont d’ailleurs pointé du doigt le problème que ce débat était tellement théâtralisé qu’une vraie discussion en devenait impossible.
Rien que du spectacle
Ce que les accrochages entre Charles Barthel et Vincent Artuso ont aussi confirmé à plusieurs reprises. Quand Barthel, sur la question des visas émis par la Commission administrative, ressort des documents – prétendument passés sous silence par son adversaire – et émet, rouge de colère, l’annonce qu’il va démontrer en direct que Vincent Artuso est un imposteur, ce n’est rien d’autre que du pur spectacle.
Et la réponse de l’intéressé qui consistait à remarquer que ces documents lui étaient bien connus, donc pas nouveaux, et qu’il ne les avait pas considérés pour son rapport, enlevait en même temps le souffle à ce débat. Une façon aussi de rendre à la science – humaine – un peu de sa dignité.
Car, bien sûr, le rapport n’établit pas une vérité historique définitive. Il n’invalide même pas les faits héroïques de la Résistance, au contraire : en détaillant le contexte politique et en démontrant comment certaines administrations ou corps de métiers – polices et notaires en particulier – ont été plus zélés que d’autres, le rapport Artuso rend un nouvel hommage aux actions exemplaires de certains. Ce qu’il faut oublier, c’est juste le mythe du peuple uni et résistant attendant béatement le retour de la grande-duchesse Charlotte. Un mythe qui politiquement et sociologiquement faisait sens à l’époque, car le Luxembourg après 1945 était aussi un État instable – la population vivait le retour de la « normalité » comme une sorte de deuxième épuration après celle entreprise par les occupants allemands, des résistants armés et assoiffés de vengeance existaient, bref : la situation politique était en péril. Et ce mythe, cette narration a permis de garantir la paix sociale. Ce n’est que maintenant, plus de 70 ans plus tard, que des historiens d’une autre génération peuvent commencer à poser les fondements d’une nouvelle, d’une autre narration – qui, encore une fois, n’est pas forcément l’antithèse de celle établie juste après la guerre.
Autre leçon à tirer de ce débat : la différence entre science historique et narration. Car ce que les adversaires du rapport ne supportent pas, c’est que celui-ci met à mal la façon traditionnelle de raconter la guerre. Mais ils oublient que ce n’est pas aux historiens qu’il faut s’adresser pour ce qui touche à la narration, mais bien aux hommes et aux femmes politiques.
Les historiens, eux, ne font que livrer le matériel de base, et les politiciens après en font ce qu’ils veulent. Car les lecteurs du rapport le savent : il n’est pas un pur inventaire des erreurs commises par la Commission administrative. Au contraire, il donne même quelques contre-arguments, comme le démontre le dernier chapitre dédié aux efforts du gouvernement en exil pour aider les Juifs – luxembourgeois – à partir outre-Atlantique. Des efforts aussi entrepris par la Commission administrative, qui aida des Juifs à quitter le territoire luxembourgeois, quitte à ce que les vraies motivations de ses actions restent sujettes à spéculations.
De plus, l’édition livre du rapport contient encore un argument qui prouve que l’image qu’on doit se faire de la collaboration au Luxembourg reste très nuancée. Dans sa préface, le chasseur de nazis Serge Klarsfeld écrit la phrase suivante : « Un point particulier me paraît avoir été laissé de côté mais qui a son importance si l’on compare avec tous les pays où la Solution finale a été mise en œuvre : les Juifs déportés n’ont pas été arrêtés par la police luxembourgeoise. » Pas un mot n’a d’ailleurs été dit à ce sujet pendant le débat. On le voit : la nouvelle écriture de l’histoire de la guerre luxembourgeoise n’en est qu’à ses débuts. Et à condition d’accepter qu’il y a aussi des côtés sombres et de ne pas s’attaquer à ceux qui les montrent, elle a encore de beaux jours devant elle.