Le grand public ne pourra plus accéder aux informations sur les bénéficiaires effectifs des sociétés, selon un arrêt rendu mardi 22 novembre par la Cour de justice de l’Union européenne. Cette décision fait suite à l’action d’une entreprise luxembourgeoise dont les actionnaires estimaient que la publication de leurs identités constitue une violation de leur vie privée.

L’accès au registre des bénéficiaires effectifs était bloqué dès mardi après-midi, quelques heures après la publication de l’arrêt de la CJUE.
La grande chambre de la Cour de justice de l’Union européenne a invalidé une disposition de la cinquième directive anti-blanchiment de 2018, qui prévoyait que les informations sur les bénéficiaires effectifs d’une société immatriculée dans l’UE « soient accessibles dans tous les cas à tout membre du grand public ». Concrètement, cela signifie que les noms des actionnaires des entreprises ne pourront plus être connus de tout un chacun comme c’est le cas depuis 2019 au Luxembourg, où ces informations sont facilement consultables en quelques clics sur le site internet du Luxembourg Business Register (LBR).
Pour les juges européens, l’accès du grand public aux informations sur les bénéficiaires effectifs constitue « une ingérence grave dans les droits fondamentaux au respect de la vie privée et à la protection des données à caractère personnel », détaille l’arrêt rendu ce mardi 22 novembre. « Cette mesure n’est ni limitée au strict nécessaire, ni proportionnée à l’objectif poursuivi », c’est-à-dire la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme, estiment encore les magistrats de la grande chambre, parmi lesquels siégeait le juge luxembourgeois et ancien ministre de la Justice François Biltgen.
« C’est la victoire d’un lobby »
Il s’agit d’un spectaculaire recul par rapport à l’exigence de transparence qui avait présidé à la mise en place progressive de registres des bénéficiaires effectifs (RBE) dans les pays de l’UE. « C’est une catastrophe qui nous ramène dix ans en arrière et c’est la victoire d’un lobby », a réagi mardi Luc Caregari, secrétaire général de l’Association luxembourgeoise des journalistes professionnels (ALJP) et journaliste chez reporter.lu.
Cette décision, qui s’appliquera à l’ensemble des États membres de l’UE, trouve sa genèse au grand-duché suite à une plainte déposée devant le tribunal d’arrondissement de Luxembourg par Sovim SA, une société de participation financière dont les principaux actionnaires sont Patrick Hansen, CEO de Luxaviation, et surtout Pierre Amida, un nonagénaire français qui a fait fortune dans les cimenteries en Afrique de l’Ouest, particulièrement en Côte d’Ivoire où il avait fondé la Société des ciments d’Abidjan en 1965. Le tribunal luxembourgeois avait alors saisi la Cour de justice de l’UE dans le cadre d’un renvoi préjudiciel afin de l’interroger sur l’interprétation de la directive anti-blanchiment de 2018 qui avait institué les RBE.
Maître Katrien Veranneman, du cabinet Elvinger Hoss, qui défendait les intérêts de Sovim dans cette affaire, n’a pas caché sa satisfaction après la publication de l’arrêt, mardi : « Il s’agit d’une décision radicale de la cour qui invalide l’accès du grand public aux bénéficiaires effectifs sans motif légitime. On en revient aux dispositions de la directive anti-blanchiment précédente qui exige du requérant un intérêt légitime pour accéder à ces informations. Bien évidemment, tous les acteurs de la place financière qui ont un intérêt à ces données dans le cadre de la lutte contre le blanchiment pourront y accéder. »
Le RBE bloqué dès mardi après-midi
Les arrêts rendus selon la procédure du renvoi préjudiciel ne sont pas susceptibles d’appel et apparaissent donc comme définitifs. L’ensemble des pays de l’UE qui ont transposé la directive de 2018 dans le sens d’une plus grande transparence sur les actionnaires devront donc revoir leur copie. Au Luxembourg, cela passera par l’adoption d’une nouvelle loi. Mais dès hier après-midi l’accès au RBE luxembourgeois était bloqué, un bref communiqué conjoint du ministère de la Justice et du LBR précisant que « suite à l’arrêt du 22 novembre 2022 rendu par la Cour de justice de l’Union européenne, l’accès en consultation via internet au site du RBE est provisoirement suspendu ». Da&ns la soirée, le ministère a précisé dans un communiqué qu’une « solution permettant l’accès aux données du RBE par les professionnels (…) sera bientôt communiqué ».
Le Luxembourg avait fait figure d’élève modèle dans ce domaine, créant un tel registre librement accessible dès 2019 alors qu’en France, par exemple, il avait fallu attendre 2022 pour que ce soit le cas. Sa mise en place au Luxembourg avait été fortement décriée par une partie des milieux d’affaires et plusieurs plaintes avaient été déposées devant la justice luxembourgeoise. Des bénéficiaires effectifs estimaient que la publication de leur nom, dès lors qu’ils possédaient plus de 25 % des parts d’une société, de leur date et lieu de naissance ainsi que de leur adresse professionnelle constituent une atteinte à leur vie privée.
Pour les médias et les nombreuses ONG qui avaient plaidé des années durant en faveur de la mise en place d’un RBE, l’arrêt de mardi rendra plus difficile leur mission d’information du public sur les véritables actionnaires de sociétés suspectées de pratiquer blanchiment ou fraude fiscale. En l’état, rien n’indique que ces acteurs de la société civile pourront toujours accéder à ces informations, autrement dit si leurs demandes seront considérées comme légitimes. Quand bien même elles sont d’intérêt général.