Le collectif luxembourgeois Initiative pour un devoir de vigilance remet une nouvelle fois l’ouvrage sur le métier pour exiger une transposition ambitieuse en droit national de la directive obligeant les multinationales à respecter les droits humains et environnementaux. Il s’inquiète de la perspective d’une « loi omnibus » européenne, qui détricoterait le texte adopté l’an dernier.

« L’omnibus d’Ursula von der Leyen va dans la mauvaise direction », disent les représentants de la société civile, qui dénoncent l’offensive de la Commission européenne contre les directives sur la transparence et le respect des droits humains par les entreprises. (© Initiative pour un devoir de vigilance)
L’adoption de la directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises, en mai 2024, avait été saluée par la société civile comme une avancée historique. Historique mais largement insuffisante, avaient d’emblée souligné les ONG mobilisées depuis de nombreuses années en faveur de ce texte, qui doit obliger les multinationales à respecter les droits humains et environnementaux dans leurs activités. Aux lacunes consubstantielles de la directive, connue sous l’acronyme CSDDD, s’ajoute aujourd’hui une nouvelle menace : la « loi omnibus » brandie par Ursula von der Leyen, qui aura pour effet d’affaiblir cette directive et d’autres réglementations européennes, comme celle sur le reporting de durabilité des entreprises (CSRD) et la taxonomie verte, qui doit définir les activités économiques durables. Aux yeux de la présidente de la Commission européenne, il s’agit de lutter contre la bureaucratie et la surcharge administrative des entreprises afin de doper la compétitivité européenne.
Mais selon l’Initiative pour un devoir de vigilance (IDV), « la Commission européenne vacille sous la pression des politiques délirantes de l’administration Trump et des manœuvres cyniques orchestrées par l’organisation patronale Business Europe », dénonce Jean-Louis Zeien, co-coordinateur de ce collectif rassemblant 15 organisations luxembourgeoises de la société civile. Depuis près d’un an, l’IDV interpelle sans relâche le gouvernement afin qu’il procède à une transposition ambitieuse de la CSDDD, c’est-à-dire allant au-delà du principe de « la directive, rien que la directive », souvent en usage au Luxembourg.
Il y a donc une double « urgence » à transposer le texte au plus vite, martèlent les représentants de l’IDV, au cours d’une conférence de presse tenue ce lundi 10 février dans les locaux de la Chambre des salariés. « Toute dilution du texte réduirait la protection des victimes et viderait de son sens le principe même du devoir de vigilance », appuie Pascal Husting, également coordinateur de l’IDV. « Ces attaques sont une préoccupation pour la protection des travailleurs sur l’ensemble de la chaîne de valeur, qui inclut les sous-traitants. Il faut que le gouvernement soit ambitieux et courageux. Il doit intégrer tous les secteurs lors de la transposition en droit national », renchérit la présidente de l’OGBL, Nora Back, dont le syndicat adhère à l’IDV depuis 2016.
Seules 76 entreprises sont concernées
Le collectif demande notamment que tous les secteurs identifiés comme étant « à haut risque » soient intégrés à la future loi nationale. Sont notamment visées la finance (exclue sous la pression de la France) ou les entreprises dont les activités peuvent être à double usage civil et militaire, comme NSO avec ses logiciels espions. Ou encore comme CAE aviation. Cette société installée au Findel, étroitement liée à l’armée et aux renseignements français, est mise en cause dans l’opération Sirli, c’est-à-dire l’assassinat de civils en Égypte sous couvert de lutte antiterroriste. Un autre secteur à risque est celui de la pornographie en ligne, dont les plus gros acteurs internationaux sont domiciliés au Luxembourg, rappelle Charel Schmit, Ombudsman fir Kanner a Jugendlecher (Okaju), invité par l’IDV à exposer les dangers que cette industrie fait peser sur les enfants (lire ci-dessous).
Alors que le pays abrite les sièges ou filiales de milliers d’entreprises, parmi lesquelles les plus importantes multinationales au monde, « seules 76 sociétés seront concernées par la directive, et ce nombre restreint soulève un énorme problème, car si l’on n’intègre pas les secteurs à haut risque en matière de droits humains, cela minera la cohérence des politiques publiques », développe Jean-Louis Zeien. La cohérence est, aux côtés de la « précision », de l’« ambition », du « changement d’état d’esprit » et de l’« allocation des ressources » l’un des cinq impératifs listés par l’IDV dans un « Guide de transposition » invitant le gouvernement à une mise en œuvre extensive de la directive.
Luc Frieden en soutien des patrons
Au niveau européen, 3.279 entreprises tomberont sous le coup de la directive. Ce nombre, là encore très restreint, démontre l’inanité de l’argument démagogique du patronat et de responsables politiques avançant que le texte s’appliquera également aux PME, dont la survie pourrait être menacée par le respect des droits humains. Une rhétorique catastrophiste destinée à effrayer l’opinion publique. « La directive exclut et protège clairement les PME par la mise en place de mécanismes qualifiés de pare-feu », insiste Jean-Louis Zeien. Il rappelle aussi que les groupes étrangers opérant dans l’UE devront également se conformer à la réglementation, en vertu d’une clause miroir.
L’entrée en vigueur de la directive sera en outre progressive : en 2027, elle concernera les entreprises ou groupes de plus de 5.000 employé·es et 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires (21 sociétés au Luxembourg) ; en 2028, elle englobera les sociétés de plus de 3.000 salarié·es et 900 millions de chiffre d’affaires (14 au Luxembourg) ; en 2029, enfin, ce seront les entreprises de plus de 1.000 employé·es, avec un chiffre d’affaires de plus de 450 millions, qui seront intégrées dans le champ d’application (41 au Luxembourg). L’épicier ou l’électricien du coin n’est donc définitivement pas concerné.
L’offensive patronale contre la CSDDD et les autres textes en faveur de davantage de transparence des entreprises ne surprend guère les membres de l’IDV. « Les exigences que nous présentons aujourd’hui sont une réaction à la réaction des patrons », commente Pascal Husting. Il rappelle par ailleurs que Luc Frieden s’est fait l’écho des arguments du monde économique dans son discours devant les chefs d’entreprise, lors de la réception de Nouvel An de la Fedil, le 16 janvier. Mais cela non plus ne doit guère surprendre les membres de l’Initiative pour un devoir de vigilance.
Les géants du porno sont à l’abri, pas les enfants
L’institution que dirige Charel Schmit n’est pas membre de l’Initiative pour un devoir de vigilance. Mais la présence de l’Ombudsman fir Kanner a Jugendlecher (Okaju) est des plus pertinentes à la conférence de presse du collectif quand il s’agit de braquer les projecteurs sur un secteur à haut risque qui échappera à la directive CSDD, en raison de son faible nombre d’employé·es : celui de l’industrie de la pornographie en ligne. Le Luxembourg est particulièrement concerné, car deux des plus importants diffuseurs au monde y domicilient leurs sièges. Il s’agit de Docler Holding et d’Ayo (ex-MindGeek), cette dernière ayant par exemple réalisé 500 millions de dollars de bénéfices en 2021, cite Charel Schmit. Pour l’Okaju, ces entreprises très prospères font peser une triple menace sur les droits des enfants. Il y a d’abord ceux qui « sont directement exploités dans la production de contenus d’abus sexuels, ensuite diffusés sur les plateformes ». Il y a ensuite la facilité avec laquelle des mineurs peuvent accéder en quelques clics à ces sites, « ce qui leur fait subir des dommages au niveau de leur développement neurologique et psychologique, tout en favorisant la culture de l’abus », expose Charel Schmit. « Quelque 12 % des utilisateurs de ces sites sont des mineurs, dont la moyenne d’âge, de plus en plus jeune, est aujourd’hui de 12 ans », précise l’Okaju. Enfin, liste Charel Schmit, le visionnage d’abus sexuels contre des mineurs exacerbe les tendances pédocriminelles et est à l’origine d’agressions sexuelles contre les enfants. Les dérives criminelles d’Ayo, par exemple, sont largement documentées. Dans une procédure collective devant un tribunal californien en 2021, 13 des 33 plaignantes étaient mineures au moment des faits, dont plusieurs résidaient en Colombie et en Thaïlande, selon les documents consultés par le woxx. Ces cas sont évidemment connus des responsables politiques luxembourgeois, qui, lorsqu’on les interpelle, promettent depuis 15 ans de mettre fin aux activités d’Ayo au grand-duché. Mais ces engagements ne sont jamais suivis d’effet. Pourquoi ? « Les profits passent avant les droits des enfants », en déduit Charel Schmit.