En spectacle à l’Atelier : Semer le « Troubles »

« Troubles », c’est le nom du concert-lecture qui était à l’affiche de l’Atelier jeudi 28 novembre. Retour sur une représentation aussi percutante que fédératrice.

Le groupe Zëro, la rappeuse Casey, la comédienne Béatrice Dalle et l’écrivaine Virginie Despentes sur la scène de l’Atelier pour lecture musicale fédératrice et porteuse d’espoir. (Photo : Yolène Le Bras)

À 19h, den Atelier ouvre ses portes aux quelques personnes qui attendent déjà dans le froid de cette soirée de novembre. Elles sont venues découvrir « Troubles », le concert-lecture proposé par l’écrivaine et réalisatrice Virginie Despentes, l’actrice Béatrice Dalle, la rappeuse Casey, le groupe Zëro et le guitariste Varoujan. Dans cette maigre file, deux sœurs, l’une qui ne connaît aucun·e des artistes et l’autre, lectrice assidue de l’autrice féministo-punk, qui l’a entraînée. Juste derrière elles, un homme s’est lui aussi laissé convaincre par sa femme, qui a beaucoup aimé les films de Despentes. Enfin, tout devant, deux étudiantes aux cheveux rouges et à l’anneau dans le nez qui citent « Baise-moi » et « King Kong Théorie » comme les fondements de leur culture féministe.

La lecture musicale ne commence qu’à 20h30, mais un food truck, du vin chaud et des boissons fraîches servies au bar du hall de l’Atelier aident à patienter. Les derniers t-shirts et autres produits dérivés à l’effigie de « Troubles » sont à vendre. La scène luxembourgeoise accueille la dernière représentation d’une tournée commencée en automne 2023 et poursuivie au printemps et en automne 2024. « Trois sessions d’une dizaine de dates », résume Éric Aldéa, guitariste et chanteur du groupe Zëro. Mais « Troubles » n’est pas la première coopération du groupe lyonnais avec Despentes. En 1995 déjà, la formation de post-rock accompagnait l’écrivaine et les extraits de son fameux roman « Baise-moi ». En 2015, ils interprètent ensemble « Requiem des innocents » de Louis Calaferte. Deux ans plus tard, Béatrice Dalle se joint à eux pour la lecture de textes de Pasolini et, de 2019 à 2021, Casey complète la bande pour le spectacle « Viril ». « On change de projet tous les deux ans environ… ce qui est dommage, car c’est aussi le moment où on le maîtrise enfin parfaitement ! », plaisante Aldéa.

« Aider les femmes blanches à accéder à des postes de PDG n’a jamais eu pour conséquence l’amélioration des conditions de vie de toutes les femmes. »

« Bieeeeen ? », lance le chanteur de Zëro au public, à présent agglutiné dans la petite salle. Puis quatre coups de baguettes sonnent l’intro musicale. S’ensuit une nouvelle acclamation, car les trois femmes, vêtues de noir comme les musiciens, arrivent et rejoignent les pupitres sur le devant de la scène. Casey à gauche, avec son corps imposant et ses cheveux courts, son polo qu’elle remonte et rabat pour se ventiler, ses mains qui s’agitent quand elle déclame les textes avec rage, témoignant de sa culture rap. À droite se trouve Despentes, avec son air sérieux et sa lecture très musicale, qui coupe les mots comme avec des cutters ou qui les laisse au contraire s’étirer et nous pénétrer. Enfin, il y a Béatrice Dalle, au milieu, actrice au sourire unique et extrêmement contagieux, avec ses tatouages et sa fragilité, ses lunettes roses et ses cheveux formant parfois un rideau noir devant ses yeux.

L’affiche du spectacle « Troubles ». (Photo : Jean-Luc Navette)

Dalle, Despentes et Casey commencent par la lecture de « Vivre avec le trouble » de Donna Haraway pour « bien vivre et bien mourir sur une Terre abîmée », puis enchaînent avec des textes de Françoise d’Eaubonne, d’Audre Lorde, d’Alana S. Portero, de Despentes aussi, de Pedro Lemebel ou encore de Paul B. Preciado… En plus des cris enthousiastes, Casey déclenche les rires lorsqu’elle joue la fausse sévérité avec le public : « Là vous êtes dissipé·es, vous piaillez, vous papotez. » La rappeuse, d’ascendance martiniquaise, frappe juste aussi, notamment lorsqu’elle lit les textes de Mikki Kendall, autrice et activiste dénonçant le racisme présent au sein du mouvement féministe. Casey se fait la porte-parole des femmes racisées s’adressant aux femmes blanches : « Je ne suis pas là pour nettoyer tes conneries, porter ta croix, te tenir la main ou te rassurer tandis que je souffre en silence. (…) Plus d’un siècle d’histoire – ainsi que notre expérience quotidienne – a appris aux femmes marginalisées qu’aider les femmes blanches à accéder à des postes de PDG n’a jamais eu pour conséquence l’amélioration des conditions de vie de toutes les femmes. » Casey est de nouveau la seule devant un micro pour réciter « La balle », de Preciado, texte dans lequel l’homosexualité et la transsexualité sont comparées à des « snipers silencieux, aveugles comme l’amour ».

« ‘Troubles’ invite à sortir de la ‘société malade et démentielle’ dans laquelle nous sommes, à faire exploser les barrières qui nous enferment dans des cases. »

Tout le monde retient son souffle lorsque Béatrice Dalle, plongée dans une lumière bleue et une atmosphère mystique, livre son texte. D’une voix plaintive d’abord : « J’aurais tellement aimé être la princesse, (…) celle qui convainc les gens de les aimer en passant le balai chez eux », puis sinistre : « Mais à chaque fois quelque chose me ramène à la sorcière et à la pomme dans laquelle je croque, et je m’empoisonne avant de vous la tendre pour que vous me sauviez. » Les textes tournent autour de l’acceptation, celle de tous les genres, de toutes les couleurs de peau, de toutes les sexualités, du handicap… de tout ce qui sort de la norme étouffante. « Troubles » invite à sortir de la « société malade et démentielle » dans laquelle nous sommes, à faire exploser les barrières qui nous enferment dans des cases. « Pendant des années, je me suis adressée à vous d’abord en tant que lesbienne, en tant que femme trans, en tant que corps de genre non binaire, migrante, étranger… », puis, toujours en s’échangeant la parole comme une balle de ping-pong : « Maintenant, je veux vous parler en tant qu’être vivant, ni organisme objet d’un discours biologique ou médical ni force de reproduction ou de production, mais puissance désirante, corps sensible qui dépasse les taxonomies binaires de la modernité. »

C’était la première représentation de la bande au grand-duché, et Éric Aldéa a trouvé l’accueil très chaleureux. D’après le chanteur de Zëro, si le public reste majoritairement « conquis, bien branché féminisme et engagé », les personnes « lambda » sont, depuis quelques années, plus nombreuses. « Troubles » est une lecture musicale particulièrement fédératrice, porteuse d’espoir. « Troubles » était un cadeau pour Aline. La jeune femme travaille dans la préservation de la biodiversité et fait partie de la Chorale militante Luxembourg. Ce sont les autres membres de cette chorale qui lui ont fait la surprise de l’inviter. « Je trouvais le concept de lecture-concert absolument génial et disruptif, permettant de porter un message, de sensibiliser par un nouveau chemin, qui touche aux émotions, qui prend au corps », détaille-t-elle. « Ça m’a fait aussi énormément de bien d’entendre à voix haute ce que je pense dans ma tête, et que je n’ose pas forcément dire, du bien de ne pas me sentir seule. » La musique de Zëro lui a « énormément plu », même si elle ne s’attendait pas à un événement aussi punk. L’avis de Faustine, l’une des étudiantes aux cheveux rouges, rejoint celui de la militante : « Certains textes résonnaient vraiment en moi, donc j’ai eu le sentiment d’être vue et écoutée, de savoir qu’on a le droit d’exister. »

Comme prévu, la bande aura semé le trouble. Mais si le terme renvoie d’abord à la confusion et au dysfonctionnement, son sens littéraire est celui de l’amour. Et de l’amour il y en a eu, en témoigne le « On vous aime ! » que certains ont lancé aux artistes, ou encore les dernières paroles du concert, qui célébraient « l’attention et la tendresse que vous avez les unes pour les autres ».


Cet article vous a plu ?
Nous offrons gratuitement nos articles avec leur regard résolument écologique, féministe et progressiste sur le monde. Sans pub ni offre premium ou paywall. Nous avons en effet la conviction que l’accès à l’information doit rester libre. Afin de pouvoir garantir qu’à l’avenir nos articles seront accessibles à quiconque s’y intéresse, nous avons besoin de votre soutien – à travers un abonnement ou un don : woxx.lu/support.

Hat Ihnen dieser Artikel gefallen?
Wir stellen unsere Artikel mit unserem einzigartigen, ökologischen, feministischen, gesellschaftskritischen und linkem Blick auf die Welt allen kostenlos zur Verfügung – ohne Werbung, ohne „Plus“-, „Premium“-Angebot oder eine Paywall. Denn wir sind der Meinung, dass der Zugang zu Informationen frei sein sollte. Um das auch in Zukunft gewährleisten zu können, benötigen wir Ihre Unterstützung; mit einem Abonnement oder einer Spende: woxx.lu/support.
Tagged .Speichere in deinen Favoriten diesen permalink.

Kommentare sind geschlossen.