Entreprises et droits humains : Une proposition de loi et des embûches

Déi Lénk et le Piratepartei ont déposé une proposition de loi sur le devoir de vigilance des entreprises, ce mardi 16 mai. Ce texte doit obliger les grandes entreprises à respecter les droits humains, environnementaux et climatiques dans leurs activités. Mais le projet, élaboré à l’initiative de la société civile, se heurte à la réticence des autres partis politiques.

Des militant-es réunis devant la Chambre des députés ont symboliquement accompagné le dépôt du projet de loi par Déi Lénk et le Piratepartei. (Photo : Fabien Grasser)

Il y a dix ans, le 24 avril 2013, l’effondrement de l’immeuble Rana Plaza, au Bangladesh, provoquait la mort d’au moins 1.100 personnes, employées dans des ateliers de confection travaillant pour des marques occidentales comme Mango, C&A ou Auchan. Cet accident témoignait des dérives de la mondialisation et du peu de cas que font les multinationales des conditions de travail et de production en vigueur chez leurs sous-traitants. Il avait provoqué une prise de conscience sur la nécessité d’obliger les grandes entreprises à respecter les droits humains dans l’ensemble de leur chaîne de valeur, partout où elles opèrent.

Par la suite, des pays ont légiféré sur le devoir de vigilance des entreprises. La France a la première adopté une loi en 2017, suivie au fil des ans par l’Allemagne, la Norvège, les Pays-Bas, la Suisse. Ces textes présentent des lacunes, mais placent les entreprises a minima face à leurs responsabilités. Au Luxembourg, le sujet est publiquement sur la table depuis 2018 et la constitution de l’Initiative pour un devoir de vigilance, un collectif regroupant 17 ONG. Face à la pression de la société civile, le ministère des Affaires étrangères a commandé une étude à l’université et un comité interministériel a été créé. Mais le rapport que ce dernier devait rendre fin 2021 s’est perdu dans les limbes. Si gouvernement et patronat ne peuvent qu’affirmer régulièrement leur sensibilité au sujet, dans les faits ils gagnent surtout du temps pour ne pas légiférer.

Pourtant, « il y a urgence car des entreprises luxembourgeoises sont régulièrement impliquées dans des violations des droits humains », a appuyé Jean-Louis Zeien, porte-parole de l’Initiative pour un devoir de vigilance, lors d’une conférence de presse au Cercle des ONGD, ce mardi 16 mai. « Le travail des enfants est spectaculairement reparti à la hausse depuis la pandémie », a-t-il signalé. Il a aussi cité la disparition de deux militants des droits humains au Mexique en janvier, kidnappés alors qu’ils défendaient une communauté en conflit avec Ternium, géant de la sidérurgie en Amérique latine, dont le siège est pourtant immatriculé à Luxembourg. Un exemple caractéristique des centaines de multinationales établies artificiellement au grand-duché pour y bénéficier d’avantages fiscaux et de la mansuétude accordée au monde des affaires.

Un large soutien dans la population

Aux revendications de la société civile, les organisations patronales comme l’UEL opposent l’engagement volontaire des entreprises. Le gouvernement, pour sa part, rejette l’idée d’une loi nationale et privilégie la transposition d’une directive européenne en cours d’élaboration pour contraindre les entreprises au respect des droits humains et environnementaux. L’argument est toujours le même : ne pas créer de distorsion de compétitivité défavorable au Luxembourg face aux autres pays de l’UE. « La directive sera au mieux adoptée en 2024, et il faudra ensuite la transposer en droit national, ce qui peut nous amener à 2030 », a décompté Jean-Louis Zeien. Un sondage réalisé en 2022 par le collectif d’ONG montre pourtant que 75 % des personnes interrogées sont favorables à l’adoption d’une loi nationale avant l’échéance des législatives d’octobre prochain.

Une étape a bien été franchie dans ce sens avec le dépôt conjoint, mardi, d’une proposition de loi par Déi Lénk et le Piratepartei, qui ont étroitement travaillé avec l’Initiative depuis le mois de février. La proposition a aussi le soutien de l’Union luxembourgeoise de l’économie sociale et solidaire (Uless) et de Déi jonk Gréng. Nathalie Oberweis pour Déi Lénk et Sven Clement pour les pirates ont unanimement dit qu’ils ne veulent « pas au Luxembourg d’entreprises qui ne respectent pas les droits humains ». « Les engagements volontaires des entreprises ne fonctionnent pas », a fait valoir la députée de la gauche au cours de la conférence de presse. Le texte déposé au parlement « n’a rien de révolutionnaire car il s’inspire de ce qui a déjà été fait dans d’autres pays », a insisté Sven Clement.

Photo : Shane Mclendon/Unsplash

Le secteur financier dans le périmètre de la loi

Pour élaborer leur proposition de loi, les ONG ont « fait appel à un cabinet d’avocats spécialisé dans le droit des affaires et à des experts internationaux », a détaillé Jean-Louis Zeien. « La loi vise les entreprises qui répondent à deux critères sur trois retenus dans le texte : au moins 250 employés-es, un chiffre d’affaires annuel de plus de 50 millions d’euros ou un total du bilan de plus de 43 millions. » Au respect des droits humains et environnementaux, le projet déposé mardi ajoute le droit climatique, « car les entreprises ont une responsabilité dans le changement climatique et ses conséquences sur les droits humains », a argumenté Myrna Koster, qui représente Greenpeace au sein du collectif d’ONG. « Droits humains, environnementaux et climatiques sont indissociablement liés », a-t-elle développé.

Selon le collectif, au moins 90 % des entreprises luxembourgeoises n’entrent pas dans les critères retenus et ne seront donc pas tenues d’élaborer un plan de prévention, d’arrêter les violations des droits humains et de les réparer si elles ont lieu. Le périmètre de la proposition de loi inclut les acteurs du secteur financier : banques, fonds d’investissement et sociétés à participation financière (Soparfi). « C’est absolument essentiel et c’est soutenu par la population, 87 % des personnes interrogées lors de notre sondage y étant favorables. » Dans les coulisses des institutions européennes, le Luxembourg plaide pour exclure le secteur financier de la future directive, selon l’Initiative pour un devoir de vigilance.

L’engagement sans réserve de Déi Lénk et du Piratepartei est néanmoins isolé sur l’échiquier politique. « Tous les partis ont été sollicités et leur réponse se résume à dire qu’il faut attendre la directive européenne », a rapporté Jean-Louis Zeien. C’est le cas de l’ADR, du CSV, de Déi Gréng, du DP et du LSAP. Ils rejettent donc l’idée qu’il y a urgence à obliger les entreprises à respecter les droits humains. Un obstacle de taille pour une proposition de loi qui risque d’en rester au stade symbolique. Mais les symboles, aussi, font avancer les idées.


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