Pour la deuxième année consécutive, l’asbl antiraciste One people organise le Black History Month, un mois entièrement consacré à la mise en lumière de l’histoire des personnes noires, encore trop souvent méconnue du grand public, et des défis auxquels les Afrodescendant·es font toujours face.
Njinga, Taytu Betul, Hailé Sélassié, Jomo Kenyatta, Modibo Keïta, Kenneth Kaunda, Samori Touré, Frantz Fanon… Bien trop peu d’entre nous connaissent ces personnages qui ont marqué l’histoire de l’Afrique et de sa diaspora. Trop souvent encore, « l’Afrique passe pour un continent qui ne serait jamais entré dans l’histoire ou qui ne serait rien de plus que le berceau à jamais primitif de l’humanité », comme le dénonce l’historien et archéologue spécialiste de l’Afrique François-Xavier Fauvelle, professeur au Collège de France, dans une interview pour le journal du CNRS. Or rien n’est plus faux, et « il y a toute une préhistoire, un Moyen Âge et une modernité à raconter ».
Afin de faire davantage connaître le riche héritage de la diaspora africaine et de célébrer la diversité culturelle, depuis deux ans, l’asbl antiraciste One people relève donc le défi de dévoiler à toutes et tous, petit·es et grand·es, Afrodescendant·es ou non, des pans de cette histoire noire trop longtemps oubliée – d’aucuns diront effacée ou méprisée – en organisant le Black History Month. Cette commémoration annuelle est observée dans plusieurs pays au mois d’octobre (et en février aux États-Unis), en souvenir de la première conférence panafricaine qui s’est tenue à Londres du 23 au 25 octobre 1900, 67 ans après l’abolition de l’esclavage au Royaume-Uni. Celle-ci avait alors rassemblé des leaders et des militant·es de toute l’Afrique et de sa diaspora pour discuter des problèmes auxquels étaient confronté·es les Africain·es à l’époque de la colonisation.
Une histoire trop peu enseignée
Conférences et tables rondes, projections de films, lectures, spectacles, concerts ponctueront le mois à venir et tendront à mettre en lumière les contributions des Africain·es et des Afrodescendant·es dans des domaines aussi variés que les arts, les sciences ou la politique. L’édition 2024 du BHM, placée sous le marrainage de l’historienne Sylvia Serbin, autrice de nombreux ouvrages sur de grandes figures féminines africaines, s’articulera autour de trois thématiques principales : les empires d’Afrique précoloniaux ; un hommage au leader révolutionnaire Amílcar Cabral, à l’origine de l’indépendance de la Guinée-Bissau et du Cap-Vert et dont on célèbre le centenaire de la naissance ; et, en cette année anniversaire de la Libération, la place des Afrodescendant·es durant la Seconde Guerre mondiale.
« L’histoire africaine ne figure pas dans les manuels scolaires et très peu dans les grands médias. On ne parle pas des empires comme celui du Mali, du Songhaï ou des Zoulous. Même quand on parle des luttes décoloniales, les combats contre les coloniaux ne sont pas réellement abordés. Le Black History Month est un moment où l’on peut évoquer tout cela, où des historiens et des chercheurs peuvent faire part de leurs travaux. Si nous, la diaspora, n’en parlons pas, qui le fera ? », constate Madeleine Yougye, présidente de One people.
Une démarche qui suscite parfois des résistances. Il suffit de constater les réactions et commentaires qu’ont provoqués les discussions autour du passé colonial du Luxembourg (woxx 1797), auquel le MNHA avait consacré une exposition en 2022. Ce n’est que cette même année par ailleurs que l’histoire du premier citoyen noir du pays, Jacques Leurs, né en 1910 d’un père luxembourgeois et d’une mère congolaise, fut retracée, dans le documentaire de Fränz Hausemer, « Schwaarze Mann, un Noir parmi nous ». « Le passé peut parfois être difficile à accepter. Mais qu’on le veuille ou non, c’est l’histoire. La mettre sous le tapis n’est jamais une solution », commente Madeleine Yougye.
Des préjugés bien enracinés
« Le Black History Month vise à sensibiliser le public à l’expérience des Noirs, en mettant en évidence les défis qu’ils ont surmontés et ceux auxquels ils font encore face », ajoute la présidente de One people. Ce mois de l’Histoire des personnes noires sera en effet également l’occasion de réfléchir à l’avenir et aux difficultés actuelles rencontrées par les minorités ethno-raciales, comme l’inclusion sur le marché du travail mais aussi les discriminations et les inégalités pour accéder au logement, d’autant plus prégnantes avec la crise que traverse le pays dans ce domaine. « Ces discriminations peuvent se manifester par des refus systématiques de location, des exigences plus strictes ou des conditions de logement inéquitables, ou encore des scorings bancaires (calcul de risque) discriminants, proposant des taux plus élevés et restreignant l’accès au prêt », indique Madeleine Yougye, dont l’association participera au Salon de l’habitat, qui se tiendra à Luxexpo du 10 au 13 octobre dans le cadre de la Semaine nationale du logement.
Plusieurs études ont fait état du racisme latent et des discriminations au grand-duché. Dans le dernier rapport d’activités disponible, le Centre pour l’égalité de traitement indique que 20 pour cent des dossiers traités en 2022 concernaient des discriminations liées à une race ou une ethnie. Sachant que « dans la plupart des cas, les discriminations restent non déclarées » : seules neuf pour cent des victimes rapporteraient un incident. D’autres ne sont même pas conscientes d’avoir été victimes de racisme.
Si le racisme idéologique est assez peu marqué au Luxembourg (il concerne moins de cinq pour cent de la population), « les stéréotypes, clichés et préjugés inconscients ancrés dans la société sont très présents », montre l’étude « Le racisme et les discriminations ethno-raciales au Luxembourg » (woxx 1761).
Des biais cognitifs que les interactions et une meilleure connaissance de l’autre et de sa culture peuvent effacer. D’où l’intérêt d’événements comme le BHM, dont devraient s’emparer les écoles, un peu à l’instar de ce qui se fait aux États-Unis, suggère Madeleine Yougye. « On a la chance de vivre au Luxembourg, qui compte 170 nationalités. Il y a donc cette dynamique de mixité. Et le Black History Month est l’occasion de partager cette histoire avec les autres, il ne s’agit pas d’un entre-soi. On n’a pas le même regard sur les autres si on ne comprend pas et on ne connaît pas leur histoire. »
Mais le travail devra aussi venir des autorités. Un débat parlementaire sur la question du racisme au Luxembourg, mené en juillet 2020 à la suite de la mort au mois de mai de George Floyd, un Américain noir étouffé sous le genou d’un policier blanc, avait conclu à la nécessité d’élaborer un plan national contre le racisme. Après plusieurs années d’attente, ce PAN devrait enfin être présenté par le ministère de la Famille, d’ici la fin de l’année ou début 2025, selon Virgule. Une réflexion sera, entre autres, portée sur l’histoire transmise par les manuels scolaires, indique Madeleine Yougye.
One people est une asbl antiraciste créée en 2021 qui vise à sensibiliser sur les situations d’exclusion dont sont victimes les personnes racisées et participe à faire découvrir au grand public la culture des Afrodescendant·es. Elle organise à cet égard des cafés interculturels, des ateliers pour les entreprises et les établissements scolaires et apporte également un soutien aux victimes de discriminations. Son site onepeople.lu regorge de ressources utiles sur l’antiracisme, comme des livres, des films ou des podcasts.
Un événement par jour pendant un mois
Expositions, concerts, spectacle de danse, projections, débats, conférences, ateliers pour enfants, tournois de foot : de très nombreux événements célébrant l’héritage des communautés africaines au Luxembourg et la diversité culturelle ponctueront tout le mois à venir. Le coup d’envoi sera donné le 28 septembre à 15h au forum Geesseknäppchen, à Hollerich, avec la cérémonie d’ouverture. Voici trois rendez-vous en particulier à ne pas manquer.
CONFÉRENCE
Quelle est l’influence d’Amílcar Cabral, dont on fête le centenaire de la naissance, au sein des communautés afrodescendantes du monde entier, y compris au Luxembourg ? Chercheur·euses et militant·es débattront de l’impact durable du leader révolutionnaire sur les mouvements de libération, le panafricanisme et les luttes pour l’égalité et la prospérité. Les intervenants Filander Gomes, Bernardino Tavares et Aleida Vieira aborderont également sa philosophie, en particulier son engagement envers la « désaliénation culturelle » comme base de lutte pour la liberté.
Le 3 octobre à 19h30, Musée national de la Résistance et des droits humains à Esch-sur-Alzette.
LECTURE PERFORMANCE
Dans son roman graphique « Dat huet jo näischt mat mir ze dinn » (Cela n’a rien à voir avec moi), l’artiste Chantal Maquet prend son histoire familiale comme point de départ pour explorer des thèmes plus larges tels que le colonialisme luxembourgeois, le post-colonialisme et le racisme. Chaque chapitre aborde une facette différente de cette histoire, mêlant des éléments autobiographiques avec des analyses historiques et sociales. Cette lecture performance, au cours de laquelle l’autrice lira des passages de son livre tout en projetant des illustrations, invitera le public à faire le lien entre le passé et le présent, tout en ouvrant un espace à la discussion et à la réflexion collective.
Le 23 octobre à 19h, Centre culturel régional Opderschmelz à Dudelange.
SPECTACLE DE RUE
La troupe Batukavi, composée d’enfants issus des quartiers populaires de Grenoble, dans le sud-est de la France, va enflammer les rues d’Esch et de la capitale au son des percussions dynamiques de la batucada. Ce genre musical au rythme fort, héritier du mélange des coutumes indigènes, africaines et européennes qui ont influencé le Brésil, est devenu un symbole de la résistance, de la joie et de la diversité culturelle brésilienne.