Fiscalité : It’s toasted !

Une étude menée par « The Investigative Desk » aux Pays-Bas met en lumière les techniques d’optimisation fiscale des quatre plus grands producteurs de tabac au monde – le Luxembourg fait partie des véhicules utilisés.

Ensemble, les Big Four du tabac pèsent quelque 80 milliards d’euros… (Photos : pxhere)

Ensemble, Philip Morris, British American Tobacco, Japan Tobacco et Imperial Brands représentent environ 60 pour cent du business du tabac. C’est pourquoi l’étude « Big Tobacco, Big Avoidance » les appelle aussi les « Big Four » de la branche. Les 40 autres pour cent reviennent à la China National Tobacco – une propriété de l’État chinois née de l’expulsion en 1953 de la British American Tobacco et de la nationalisation qui s’est ensuivie. Ce qui rend aussi sa structure trop opaque pour être analysée à distance.

Si l’étude du « Desk » est une première par son ampleur, l’organisation néerlandaise, qui est une coopérative de journalistes d’investigation spécialisé-e-s soutenue entre autres par l’université de Bath et un nombre de fondations, n’en est pas à son premier fait d’armes contre l’industrie du tabac. Après l’étude décrite ici, le collectif s’est entre autres intéressé aux relations entre la pandémie et la stratégie développée subséquemment par les industriels du tabac. Bref, le tabac est une des spécialités de l’« Investigative Desk ».

L’enquête se base sur les rapports financiers des quatre firmes et de leurs filiales dans « cinq pays européens qui sont connus pour faciliter l’évitement fiscal à un niveau international ». Ces pays sont la Belgique, l’Irlande, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et la Suisse. Les chercheuses et chercheurs ont pu déterminer que ce sont les Pays-Bas et le Royaume-Uni qui jouent un « rôle clé » dans les stratégies des compagnies de tabac, même s’ils et elles admettent que « le rôle de la Suisse pourrait être aussi important, surtout dans le cas de Philip Morris, mais c’est difficile à confirmer à cause du secret financier ».

Ensuite, le « Desk » développe les quatre principales méthodes que les Big Four du tabac utilisent pour alléger leurs bases fiscales et liste les pays qui le leur permettent. On parle tout de même de revenus allant jusqu’à 80 milliards d’euros par an sur les années analysées, qui vont de 2012 à 2019.

… dont il ne reste souvent que des mégots en impôts.

Les entités européennes comme entonnoirs à taxes

La première est un grand classique et concerne le déplacement de revenus par paiements d’intérêts. Il faut pour cela fonder plusieurs boîtes qui se prêtent de l’argent entre elles ; la boîte principale peut se financer par la dette entre ces entités, tandis que les intérêts sont payés dans des pays, comme le Luxembourg, où ils ne sont que très faiblement taxés. Cela peut aussi se faire par des prêts intragroupes, entre des entités qui n’appartiennent à personne d’autre. Et bien sûr, ces constructions ne répondent pas dans la plupart des cas à des nécessités économiques, mais sont destinées à payer le moins d’impôts possible. Le « Desk » démontre à travers des documents publiquement disponibles que British American Tobacco utilise une de ces constructions : une filiale (Rothmans Far East BV) fait office d’entonnoir pour une autre en Indonésie, à laquelle la première accorde un prêt de presque un milliard d’euros entre 2014 et 2016. Avec comme résultat que la firme indonésienne ne paye plus de taxes sur ses profits, puisqu’il n’y en a pas, tandis que la branche néerlandaise fait partir l’argent récupéré à une troisième entité située à Jersey, dans la Manche.

À côté de ce grand classique, l’étude analyse aussi la méthode des « royalties », qui opère selon un mécanisme similaire. Ce ne sont cependant pas des prêts qui circulent, mais des droits de propriété intellectuelle. C’est le système des « patent boxes », qui fonctionne surtout à travers l’Irlande et les Pays-Bas − ce qui lui a valu le nom de « Double Irish with Dutch » −, devenu un triste classique de l’évitement fiscal : l’industrie du tabac n’est pas la seule à raffoler de ce type de construction. Ensuite sont passés en revue les prêts intragroupes, qui se basent sur le principe de la surévaluation d’exports de firmes situées dans des pays avec une taxation importante vers des pays où celle-ci est moindre. Là aussi, le rôle des Pays-Bas est pointé du doigt. Finalement, une autre spécialité est passée au crible : les ajustements de prix de transfert et les possibilités de profiter d’un allègement de la taxe pour les groupes entiers, qui permet de réunir toutes les filiales dans le pays cible sous un seul nom pour n’être taxé qu’une seule fois. Une possibilité qui existe notamment aussi aux Pays-Bas.

Le grand-duché visé pour les taxes sur les dividendes

Quant au rôle du grand-duché, il est à chercher du côté du régime fiscal, qui ne connaît pas d’impôt anticipé sur les intérêts ou les « royalties ». Contactée par le woxx, une des chercheuses à l’origine de l’étude, Manon Dillen, explique : « La situation du Luxembourg est similaire à celle des Pays-Bas. Les dividendes sont officiellement taxés à 15 pour cent par exemple, mais par le biais de tout un réseau de traités fiscaux, il est possible de faire baisser conséquemment cette charge fiscale. De plus, aucun impôt n’est retenu sur des dividendes payés à une boîte visée par la définition de la directive européenne ‘mère-fille’, qui règle les relations entre firmes hiérarchisées. »

Concrètement, les chercheurs et chercheuses ont trouvé des indications selon lesquelles Imperial Brands pourrait avoir utilisé sa boîte luxembourgeoise pour profiter d’une exemption sur la taxation à travers Altadis SA et Imperial Tobacco Management, deux de ses filiales au grand-duché. « Les sommes trouvées sont tout de même trop petites pour suggérer des pratiques d’évitement fiscal à large échelle. Néanmoins, il est possible que nous n’ayons pas pu identifier tous les paiements de royalties au Luxembourg ou dans d’autres pays, car ceux-ci ne sont pas toujours mentionnés de façon explicite sous une rubrique séparée dans les comptes de profits et de pertes », note cependant l’étude.

Manon Dillen admet aussi que l’étude n’a pas mis l’accent sur le Luxembourg, mais les Pays-Bas, une législation qu’elle et son équipe connaissent forcément mieux. C’est pourquoi des recherches supplémentaires seraient intéressantes à mener. Ne serait-ce que pour en savoir plus sur les affaires de Japan Tobacco International. Car selon le « Desk », l’entreprise nipponne et Philip Morris « ne font qu’un usage très limité du Luxembourg. Toutes les deux utilisent des firmes locales aux chiffres d’affaires limités ». Mais si tel est le cas, pourquoi Japan Tobacco International est-elle toujours mécène du Mudam ? Et la donation ne semble pas mince, puisque l’entreprise est mentionnée dans la première rangée des donateurs et sponsors du musée d’art contemporain.

Le BEPS, un facteur d’opacité ?

Une autre particularité luxembourgeoise est la relation entretenue par British American Tobacco et l’industrie du tabac local, le groupe Landewyck. En effet, la deuxième plus grande manufacture de tabac au monde, après Philip Morris, a détenu une part du capital de Landewyck jusqu’en 2018. Mais ce n’est pas le seul lien entre Landewyck et le géant américain. En 2010 déjà, British American Tobacco a vendu à l’entreprise grand-ducale Lyfra NV, sa branche de distribution en Belgique, une entité toujours à 100 pour cent sous contrôle du groupe Landewyck selon son dernier rapport consolidé. Si la taille de la part est inconnue, le « Desk » a son idée sur la raison pour laquelle British American Tobacco pourrait l’avoir vendue : le procédé BEPS (Base Erosion Profit Shifting) mis en place par l’OCDE – puisque des changements de structures similaires ont été constatés chez les autres membres des Big Four du tabac à la même période.

Cela en plus d’un autre phénomène constaté par Manon Dillen : « En fait, nous nous étions attendus à trouver que ces firmes se mettraient à payer plus d’impôts après l’implémentation du BEPS et de l’ATAD (Anti-Tax Avoidance Directive, ndlr) au niveau européen. Or, ce n’est pas le cas. La part d’impôts n’a pas significativement augmenté, par contre nous avons pu observer des mutations dans les structures utilisées. Le ‘cherry-picking’ fiscal est toujours de mise, mais c’est devenu plus difficile de suivre ce chemin. C’est pourquoi nous en sommes venus à la conclusion que le BEPS est finalement plutôt un agent d’opacité qu’un chemin vers une fiscalité plus juste. »

Une analyse que le ministère des Finances, bien sûr, ne partage pas. À notre demande de réaction par rapport au rapport de l’« Investigative Desk », le ministère nous a fait savoir qu’en tant que pays « opposé à l’évasion fiscale, le Luxembourg a été un supporter actif de l’agenda de l’OCDE depuis les débuts. Il a implémenté à temps et mis en pratique tous les standards de l’OCDE et de l’UE qui permettent plus de transparence et la lutte globale contre la fraude fiscale, l’évasion fiscale et l’évitement fiscal ». Et d’insister sur le fait que le Luxembourg a toujours été un « early adopter » des règles du BEPS, notamment le « country-by-country reporting ». « C’est pourquoi il va sans dire que toutes les lois transposées vont prouver leur efficacité en accord avec le moment de leur entrée en vigueur et leur application en pratique » − bref, le ministère demande un peu de patience. Quant aux reproches contre le grand-duché fonctionnant comme entonnoir pour passer de l’argent vers des paradis fiscaux, nous sommes renvoyés au projet de loi 7547 en cours, qui prévoit en effet de supprimer la déductibilité des impôts quand les entités sont détenues par des bénéficiaires domiciliés dans des juridictions qui se trouvent sur la liste des pays non coopératifs de l’Union européenne.

En effet, ce serait une amélioration. Mais il y a aussi d’autres problèmes avec l’hébergement de filiales des Big Four du tabac au Luxembourg. Au moins deux d’entre elles, appartenant à Philip Morris et British American Tobacco, font face depuis des années aux reproches d’ONG de favoriser le travail des enfants. Il y a donc aussi du pain sur la planche du côté du devoir de vigilance du grand-duché.


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