Fonctionnaires : La boutique Luxembourg

Après la publication, par le magazine allemand « Der Spiegel », d’un article critiquant les pratiques luxembourgeoises, le gouvernement et une partie des médias sont immédiatement passés en mode contre-attaque. Or il y a de bonnes raisons pour changer le système actuel.

Le Vice-Premier ministre, ministre de l’Économie, Étienne Schneider, lors de son allocution

Visé par la critique internationale, Étienne Schneider essaie de faire diversion plutôt que d’approcher ouvertement le problème. (Photo : SIP)

On vous avait bien dit de sortir les mouchoirs pour sécher les larmes de crocodile. Comme prédit (woxx 1336), le magazine « Der Spiegel » a bien attaqué le Luxembourg et, par ce canal, le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker. Si dans l’article « Das Luxemburg-Prinzip » lui-même on ne trouve – en tant que lecteur avéré et connaisseur de l’état des choses au grand-duché – pas grand-chose de vraiment nouveau, c’est aussi parce qu’il n’y a rien à redire. Il n’y a pas de mensonges ni de contre-vérités dans cette publication – même s’il est difficile de nier que le ton de l’article est, comme tout le magazine depuis quelques années déjà, plutôt tendancieux. Cela dit, le fait qu’aucune des personnalités luxembourgeoises citées ne soit montée au créneau pour dire qu’elle portera plainte démontre que les faits sont bien réels.

Et, comme toujours quand le Luxembourg est critiqué dans la presse internationale, pour quelque raison que ce soit, le débat public se clôt et tout le monde se regroupe derrière les officiels – tout en essayant de faire taire les critiques venant de l’intérieur en les disqualifiant. C’est ce qu’a fait un des principaux intéressés, le ministre Étienne Schneider, dans le « Background » sur RTL la semaine dernière. Il a tenté de faire diversion en expliquant que la cible réelle de la presse allemande était bien Jean-Claude Juncker et qu’il s’agissait d’une attaque orchestrée – ce ne serait pas un hasard que le magazine la publie juste avant l’audition de l’ancien premier ministre par la commission spéciale « taxe » du Parlement européen (woxx 1337).

Une accusation qu’une des sources du journaliste du « Spiegel » nie. Edgar Bisenius, le secrétaire général de l’association « Protinvest », explique : « Les conversations avec le ‘Spiegel’ ont eu lieu il y a quatre mois environ, donc on ne peut pas dire que tout était une campagne planifiée contre Jean-Claude Juncker. S’y ajoute que nous ne sommes pas les seuls informateurs derrière cet article. »

D’autant plus que, il y a quatre mois, la date d’une éventuelle venue de Juncker devant le Parlement était loin d’être fixée. Il n’y a donc pas vraiment lieu de croire à une conspiration internationale contre le Luxembourg. D’ailleurs, on constate que, s’agissant de « Luxleaks » ou autres critiques de la place financière luxembourgeoise, il est souvent remarqué que le pays n’est pas le seul à se livrer à de telles pratiques. Alors pourquoi crie-t-on au complot quand, pour une fois, le Luxembourg est visé ? Car, entre-temps, on ne compte plus les emplois fictifs en France, tout comme on ne veut plus savoir combien de milliards d’euros dépense la « Deutsche Bank » chaque année parce qu’une cour de justice la condamne pour fraude. Quand on met les mains dans le cambouis, elles se salissent, c’est comme ça. Peut-être qu’il faudrait analyser de façon psychologique cette obsession de pureté quand on en vient à notre mode de fonctionnement grand-ducal.

Une autre façon de se démarquer des accusations réside dans les tentatives de disqualifier les voix critiques nationales. Et le Luxembourg institutionnel a une longue tradition en la matière : cela va des menaces contre les ONG après le rapport Falk, en passant par les efforts pour empêcher la venue du lanceur d’alerte Antoine Deltour au Luxembourg, jusqu’aux dénégations des propos tenus par l’asbl Protinvest. Cette dernière s’est vue attaquée non seulement par les ministres Schneider et Gramegna sur les ondes de RTL, mais aussi dans l’édito du « Lëtzebuerger Land » du 18 septembre, où on qualifiait ses membres de dilettantes ayant un potentiel de nuisance considérable à l’égard du modèle de business luxembourgeois et même contraire au « nation branding ».

Protinvest, ce potentiel de nuisance

Or, on peut penser de Protinvest ce qu’on veut, il n’empêche qu’en ce qui concerne les jetons des fonctionnaires qui siègent dans les conseils d’administration, l’association a raison sur le fond. Et puis que les membres d’une asbl puissent s’emmêler les pinceaux face à une place financière et ses relais institutionnels reste compréhensible.

Qu’en est-il de ce fond ? Comme Protinvest le rappelle dans un communiqué récent, la loi du 25 juillet 1990 n’est tout simplement pas appliquée. Celle-ci dit en somme que les fonctionnaires d’État peuvent toucher leurs jetons, car « les émoluments leur revenant sous quelque forme que ce soit, sont touchés par l’État ou la personne morale de droit public qui les a fait désigner ; il appartient au gouvernement en conseil ou à l’organe dirigeant de la personne morale de droit public d’arrêter les indemnités à allouer à ces administrateurs pour accomplir leur mission ». Le problème demeure que même cette loi n’est pas appliquée. Tel n’a pas toujours été le cas : « Au début la loi a bel et bien été appliquée », commente Edgar Bisenius, « mais ce n’est plus le cas maintenant. Comprenez bien que ce n’est pas contre les fonctionnaires que nous nous exprimons, mais contre ceux qui sont privilégiés. Il y a 150 mandats de l’État dans les conseils d’administration, qui sont distribués à de multiples fonctionnaires. Quand la loi n’est pas appliquée, on est dans un système de deux poids, deux mesures à l’intérieur de l’État même. C’est injuste par rapport à tous les autres fonctionnaires, que ce soient des rédacteurs ou des conseillers. »

Cet état de fait devient réellement cocasse quand on pense aux implications réelles : « Qui donne le numéro de compte du fonctionnaire aux firmes ? », demande Bisenius. Si c’est le fonctionnaire lui-même, ce serait franchement illégal, et si c’est l’administration, ce geste serait tout de même discutable. Quoi qu’il en soit, l’argumentation de Gramegna de dire que tout est légal ne tient pas la route – encore moins qu’avec Luxleaks -, car il n’existe aucune décision du gouvernement en conseil qui confirmerait une position prise sur les émoluments qui reviendraient aux hauts fonctionnaires siégeant dans les conseils d’administration.

Reste la question de savoir pourquoi Protinvest ne porte tout simplement pas plainte contre l’État, puisqu’une loi est décidément bafouée. Là, Bisenius se trouve sur la défensive : « Nous sommes réticents, parce qu’une telle démarche n’est pas sûre d’aboutir. Car en tant qu’asbl nous ne payons pas d’impôts et nous ne sommes donc pas concernés. »

Carrière de « fonctionnaire-administrateur » ?

Cela n’empêche que, pour Bisenius, le système actuel a des défauts majeurs : « L’injustice va plus loin quand on regarde ce qui se passe en ce moment. Pendant la crise, les classes moyennes et inférieures ont trinqué avant tout, alors qu’en même temps ces hauts fonctionnaires ont pu continuer à amasser de l’argent tandis que leur patron fermait l’œil. Et l’ironie du sort veut que, souvent, ce sont ces mêmes fonctionnaires qui exécutent les mesures du ‘Spuerpak’. » Un autre défaut est la protection des fonctionnaires. Quand Étienne Schneider défend leurs émoluments sur RTL en disant que, s’ils siègent dans ces conseils d’administration, et encore plus s’ils sont administrateurs, comme Schneider le fut lui-même, ils prennent aussi une responsabilité pénale, il ne dit pas tout. Car, par rapport aux partenaires privés qui siègent dans ces mêmes conseils, les fonctionnaires ont la sécurité de garder leur poste à vie et une retraite assurée – donc moins de prise de risque. Pour Bisenius, cela va encore plus loin : « Ces dernières années, un tas de firmes dans lesquelles l’État détient des parts ont fait des erreurs stratégiques, comme Cargolux. Pourtant, jamais un administrateur de l’État n’a dû en tirer les conséquences. S’y ajoute aussi qu’il arrive que des gens soient nommés dans des conseils où ils ne sont pas vraiment compétents. Par exemple, qu’est-ce qui justifie la présence d’une directrice de l’Adem dans le conseil d’administration des CFL ? », se demande-t-il.

C’est exactement le point que le parti Déi Lénk veut attaquer. Après avoir obtenu, après d’âpres luttes, une liste de tous les fonctionnaires siégeant dans des conseils d’administration (woxx 1324), il essaie de sonner le second round. « Quand nous avons entendu Étienne Schneider dire sur RTL qu’il y avait un groupe interministériel qui planchait sur la question, nous nous sommes dit qu’il serait intéressant de le rencontrer », explique le député David Wagner (et ex-collègue au woxx). C’est pourquoi il a demandé une réunion des commissions parlementaires de la fonction publique et des finances pour s’entretenir avec ce groupe de travail. Et aussi pour proposer des solutions à la situation actuelle, que Déi Lénk aussi estime intenable, même si le parti prend ses distances avec Protinvest – « Nous ne donnons pas de coups de massue aux fonctionnaires », commente Wagner. En ce qui concerne les pistes poursuivies, une semble plutôt prometteuse : la création d’une nouvelle carrière appelée « fonctionnaire-administrateur ». « Ce seraient des fonctionnaires spécialement formés pour les types de conseils d’administration dans lesquels ils siégeraient et qui ne feraient que ça », explique Wagner. « En même temps, il est clair que les jetons reviendraient à la caisse de l’État, puisqu’ils ne feraient que leur boulot, pendant leurs heures de travail. Ce qui permettrait aussi de débloquer un peu les premiers conseillers, qui pourraient se reconcentrer sur leurs véritables fonctions au lieu d’enchaîner les conseils d’administration. » Une idée pragmatique, qui permettrait aussi de nettoyer un peu les écuries d’Augias que sont devenus les plus hauts niveaux de l’État ces dernières décennies.


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