Le Rwanda commémore, en ce mois d’avril, les 30 ans du génocide des Tutsi-es. À cette occasion, le woxx revient dans une série de quatre articles sur le parcours de celui considéré comme le cerveau du génocide : le colonel Théoneste Bagosora. Il avait été jugé et condamné par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), à l’issue d’un procès auquel nous avions assisté en 2005, dans le nord de la Tanzanie.

Le colonel Théoneste Bagosora lors de son interrogatoire principal devant le TPIR, en octobre 2005. (Dessin d’audience : Isabelle Cridlig)
La chemise couleur fuchsia détonne sous le costume sombre. L’effet est garanti face à la petite meute de cameramen et photographes dont les images vont faire le tour du monde dans quelques instants. Le colonel Théoneste Bagosora est au centre de toutes les attentions, et cela semble lui plaire. Ce 24 octobre 2005, il veut tirer profit au mieux de l’agitation médiatique que suscite le premier jour de son interrogatoire principal devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), dans la ville tanzanienne d’Arusha. L’accusation considère le colonel Bagosora comme le cerveau du génocide des Tutsi-es au Rwanda en 1994. Ce qu’il va nier dans les semaines à venir.
Menotté, il est encadré par deux policiers de l’ONU, dont l’allure athlétique contraste avec sa petite taille et l’embonpoint qui l’a gagné depuis des années. Il est guidé vers un prétoire qu’il connaît déjà : cela fait des mois que les témoins s’y succèdent dans ce procès appelé « Militaire I », où il comparaît aux côtés de trois anciens généraux de l’armée rwandaise, également poursuivis pour leur responsabilité dans le dernier génocide du 20e siècle. Mais cette fois, les choses sont différentes : le colonel Bagosora fait directement face aux trois juges qui composent la première chambre du tribunal, créé par l’ONU pour juger les principaux responsables du génocide, quelques mois seulement après les tueries qui ont coûté la vie à au moins 800.000 personnes au printemps et à l’été 1994.
Pendant trois semaines, le colonel Bagosora va répondre aux questions complaisantes de ses avocats et à celles, bien plus implacables, du procureur. Entre avril et juillet 1994, pendant le génocide, il occupait officiellement le poste de directeur de cabinet du ministre de la Défense. Se dissimulant derrière cette fonction subalterne, il était en réalité devenu le nouvel homme fort du pays. Il agissait dans l’ombre après la mort du président Juvénal Habyarimana dans l’attentat contre son avion, abattu au-dessus de la capitale, Kigali, au soir du 6 avril 1994. Cet événement est considéré comme le signal déclencheur du génocide, le prétexte avancé par les leaders du nationalisme ethnique pour mettre en œuvre leur plan d’extermination des Tutsi-es.
Un indigent aux somptueux costumes

L’équipe de défense du colonel Bagosora menée par son avocat français, Me Raphaël Constant. (Dessin d’audience : Isabelle Cridlig)
Le colonel Bagosora avait été arrêté en 1996 au Cameroun, où l’avait mené sa cavale, entamée deux ans plus tôt au Zaïre (devenue la République démocratique du Congo), après le génocide. Dépourvu d’emploi lors de son interpellation, il avait obtenu le statut d’« indigent », comme nombre de ses coaccusés, qui ont ainsi vu leurs frais de défense intégralement pris en charge par l’ONU, soit, au bas mot, plusieurs dizaines de millions de dollars. Mais ce statut s’accommode mal avec les somptueux costumes et le luxueux stylo que le colonel exhibe devant le tribunal dès le premier jour de son interrogatoire.
« Pourquoi acceptez-vous de témoigner ? », l’interroge d’abord Raphaël Constant, l’avocat français à la tête de son équipe de défense. « Je ne suis pas tenu de le faire, mais je le fais à cause de toutes les contre-vérités propagées par des personnes pour me discréditer », fulmine Bagosora. L’ancien militaire se fait plus précis et désigne l’objet de son courroux, à l’évidence surjoué : « Je veux démentir les accusations mensongères de ce tribunal. On me qualifie de cerveau des massacres consécutifs à l’attentat contre l’avion présidentiel. Tous les experts du dossier rwandais et tous les complices du procureur qualifient cet attentat d’élément déclencheur du drame rwandais. Mais il est de notoriété publique que c’est le général Kagamé, l’actuel président du Rwanda, qui est responsable de cet attentat. Force est de constater que le TPIR n’a rien fait pour arrêter et juger ce criminel avéré. »
En quelques mots, il résume ainsi une partie de sa stratégie de défense : contester la légitimité d’un tribunal qui, d’après lui, protège les véritables coupables, à savoir la rébellion armée du Front patriotique rwandais (FPR), dont la victoire militaire, à la mi-juillet 1994, a mis fin au génocide. Si l’identité des auteurs de l’attentat contre le président rwandais demeure toujours mystérieuse 30 ans après les faits, de multiples pistes mènent vers les extrémistes hutu-es, dont faisait partie l’ancien officier. Dès avril 1994, une note de la DGSE, le renseignement extérieur français, pointait la possible implication de Bagosora. Selon un rapport d’expertise balistique produit en 2011 par le juge antiterroriste français Marc Trévidic, les deux missiles qui avaient abattu le Falcon 50 d’Habyarimana avaient été tirés depuis le camp militaire de Kanombé, réputé être un foyer de militaires extrémistes et qui avait été commandé par le colonel Bagosora avant sa nomination au ministère de la Défense.

(Dessin d’audience : Isabelle Cridlig)
Face à l’absence de preuves contre lui, il enfonce le clou : « Il est regrettable que le TPIR se comporte en tribunal des vainqueurs, et j’ai l’espoir que, d’ici la fin de mon procès, il change de politique. » Il se fait plus martial et autoritaire : « Je réfute la thèse que je suis le cerveau du génocide, auquel je ne crois pas. »
Frustrations et paranoïa
Et c’est là l’autre axe de sa défense : la négation pure et simple du génocide. Tout au long de son interrogatoire, il refuse d’employer ce mot, parlant de « drame » et le plus souvent de « massacres excessifs ». Un vocable à peu près identique à celui de son avocat, qui, dans une conférence donnée quelques mois plus tôt à Paris, affirmait également qu’il n’y avait aucune preuve de l’existence d’un génocide au Rwanda. Une position « difficilement acceptable » pour un avocat londonien avec lequel nous avions échangé quelques jours plus tard. Intervenant dans un autre procès du TPIR, il précisait que « les avocats britanniques refusent de défendre des prévenus qui nient la réalité du génocide ».
Rien de tel donc du côté du défenseur français de Bagosora, qui consacre une grande partie de son interrogatoire aux années ayant précédé le génocide. Il y est notamment question de la jeunesse et de la carrière du colonel. Il est né en 1941 et a grandi dans le nord du Rwanda, comme le président Juvénal Habyarimana, dont il a accompagné le coup d’État en 1973. Formé au métier d’officier d’artillerie au Rwanda et en France, Bagosora accède à des fonctions prestigieuses au sein de l’armée. Mais il voit son ascension contrecarrée lorsque le président le met à la retraite en septembre 1993, sans lui accorder le grade de général qu’il lui aurait promis. Maigre consolation, il conserve son poste de directeur de cabinet au ministère de la Défense. Il y rumine ses frustrations et son obsession paranoïaque de l’ennemi tutsi. Il agit aussi.
Dans un échange forcément complice et parfois soporifique avec son avocat, le colonel refait l’histoire plus ou moins récente du Rwanda. Le ton est obséquieux. Il évoque la « révolution sociale hutue » de 1959, mais élude son cortège de violences qui visaient déjà les Tutsi-es, dont des dizaines de milliers avaient alors fui vers les pays voisins. Cet exode se poursuivit les années suivantes au gré des massacres, comme celui du 1er décembre 1963, quand plus de 20.000 Tutsi-es furent assassiné-es.
Pour le colonel, il y a surtout cette journée du 1er octobre 1990, quand les descendants de ces exilé-es attaquèrent le nord du Rwanda, depuis l’Ouganda, sous la bannière du Front patriotique rwandais (FPR). Cette structure politico-militaire, regroupant aussi bien des Tutsi-es que des Hutu-es, revendiquait un retour au pays et le partage du pouvoir. L’attaque marque le début de la guerre civile qui s’achèvera en juillet 1994. Cette première offensive, quatre ans plus tôt, ne fut déjouée que par l’intervention rapide des armées belge, zaïroise et surtout française. « Ils voulaient instaurer un gouvernement sans partage où le Tutsi domine le Hutu », martèle le colonel devant le tribunal. Dans sa bouche, le singulier est presque toujours de mise quand il parle des Tutsi-es, une manière d’essentialiser le groupe adverse. Et un point commun à tous les génocides.
Mais en ce début des années 1990, le FPR n’est pas la seule épine dans le pied du pouvoir dictatorial rwandais, incarné par le Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND), le parti unique. Des pans entiers de la société se soulèvent face à la crise économique et à l’absence de démocratie. Pour contrer cette double menace à son pouvoir, le président Habyarimana s’emploie à transformer ce conflit politique et social en conflit ethnique.
La colonisation et le mythe ethnique
Le terrain y était propice, labouré depuis un siècle par la colonisation. Une histoire bien éloignée du récit selon lequel le génocide puise ses origines dans des tensions ethniques datant de temps immémoriaux. Quand les Allemands s’emparent du Rwanda à la fin du 19e siècle, ils découvrent une organisation sociale complexe, essentiellement structurée autour de deux groupes qui se distinguent par leurs activités : les Hutu-es cultivent les terres, tandis que les Tuts-ies élèvent le bétail. Ces derniers forment par ailleurs une aristocratie qui dirige le territoire autour d’un roi, le Mwami. Il gouverne en parallèle à des roitelets locaux, qui sont parfois des Hutus et contestent à l’occasion son pouvoir, à la tête de clans régionaux, composés aussi bien de Tutsi-es que de Hutu-es. Les mariages mixtes sont courants et, surtout, rien n’est fixe : un-e Hutu-e peut devenir Tutsi-e et vice-versa, au gré des aléas de la vie.
À l’appui des théories raciales pseudoscientifiques de la fin du 19e siècle, les colonisateurs vont figer ces deux groupes en les « ethnisant ». La manœuvre consolide le pouvoir colonial en créant artificiellement un antagonisme au sein de la population. Lorsque la Belgique hérite du mandat sur le Rwanda et le Burundi après la Première Guerre mondiale, elle ne change pas de cap. Elle favorise d’abord les Tutsi-es, leur ouvre les études et des postes intermédiaires dans l’administration coloniale. Lorsque, dans les années 1950, une part grandissante de cette élite intellectuelle locale revendique l’indépendance du pays, le colonisateur change de stratégie et encourage la « révolution sociale hutue » de 1959. Mais celle-ci n’a de sociale que de nom, puisqu’elle n’entend pas gommer les discriminations, mais les inverser en faveur des Hutu-es. Le mythe ethniste survit à l’indépendance, qui intervient le 1er juillet 1961. La rhétorique de la « menace tutsie » est omniprésente dans la vie publique, à l’école, dans les églises. Les Hutu-es s’emparent des leviers les plus importants du pouvoir, selon une conception dévoyée de la démocratie, fondée sur le fait que leur groupe représente plus de 80 % de la population. Cette réalité démographique, le colonel Bagosora se plaît à la ressasser, désignant sans cesse « le Tutsi » comme l’ennemi naturel des Hutu-es. Sans considération pour ce lourd passé colonial, aux racines du mal rwandais.
Au lendemain de la première journée de l’interrogatoire du colonel, le 24 octobre 2005, plusieurs médias avaient titré « d’Arusha à Arusha ». Cette formule elliptique faisait référence aux pourparlers de paix inter-rwandais qui s’étaient déjà tenus en 1992 et 1993 dans cette ville du nord de la Tanzanie, réputée pour ses coûteux safaris et sa proximité avec le Kilimandjaro. Bagosora avait participé à ces négociations, qui s’étaient conclues par des accords de partage du pouvoir entre le parti unique, l’opposition et le FPR, dans le but de mettre un terme à la guerre civile. Des concessions inacceptables à ses yeux. Il avait alors claqué la porte de l’équipe de négociation du gouvernement rwandais. C’était le 26 décembre 1992. Des témoins avaient raconté son départ tonitruant de l’hôtel où il logeait. Surtout, ils avaient rapporté ses déclarations rageuses, qui lui valent désormais le surnom de « colonel de l’Apocalypse ». Un épisode que nous développerons dans le prochain volet de cette série consacrée au procès du cerveau du génocide.
Chronologie
1er octobre 1990 : Le FPR, composé de Rwandais-es en exil, lance une offensive militaire contre le Rwanda depuis l’Ouganda voisin. Il revendique le droit au retour des réfugié-es et un partage démocratique du pouvoir.
1991 : Le président Juvénal Habyarimana est contraint de renoncer au monopole de son parti et d’ouvrir l’échiquier politique à des partis d’opposition.
6 avril 1994 : Le Falcon 50 du président rwandais est abattu alors qu’il va atterrir à Kigali. À son bord se trouvait également le président burundais, Cyprien Ntaryamira. Cet attentat est le signal déclencheur du génocide.
7 avril 1994 : Agathe Uwilingiyimana, première ministre depuis juillet 1993, et d’autres personnalités politiques hutues sont assassinées, ainsi que dix Casques bleus belges chargés de sa protection.
21 avril 1994 : Le Conseil de sécurité de l’ONU décide de réduire les effectifs de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda (Minuar) de 2.500 à 250 hommes.
17 juillet 1994 : Le FPR contrôle l’essentiel du pays et met fin au génocide. En trois mois et dix jours, 800.000 Tutsi-es et des Hutu-es dits modéré-es ont été assassiné-es. Plus d’un million de Rwandais-es fuient vers le Zaïre, dont les responsables du génocide.
8 novembre 1994 : Le Conseil de sécurité des Nations unies met en place le Tribunal pénal pour le Rwanda pour « juger les personnes présumées responsables d’actes de génocide et d’autres violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire du Rwanda et les citoyens rwandais présumés responsables de tels actes ou violations du droit international commis sur le territoire d’États voisins entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994 ». Le siège du tribunal est fixé à Arusha, en Tanzanie.
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