GR20, sang, sueur et larmes (1/4) : Mise en jambes

Le GR20, sentier de grande randonnée, traverse la Corse du nord au sud. Il est considéré comme un des chemins les plus difficiles − mais aussi les plus beaux − du monde. Notre auteur a tenté cette expérience hors du commun.

Entre mer et montage, le GR20 offre des paysages à couper le souffle et des souffrances à en perdre ses moyens. (Photos : David Angel)

Le mec en face de moi a l’air d’être dans un sale état. Amaigri, en sueur, les yeux hagards, il ne semble plus être en possession de tous ses moyens. « T’as une idée de combien de temps il reste à faire ? », me retoque-t-il en guise de réponse quand je lui demande si ça va. Selon mes calculs, il doit rester au minimum une heure et demie. « Il doit rester une heure. » J’essaye d’être rassurant. « Mais putain, c’est pas possible… », lâche-t-il, visiblement en train de désespérer.

Je redemande s’il va bien. « Je n’ai plus d’eau… », répond-il. Je pose mon sac à dos et sors une bouteille. Il doit me rester 20 centilitres tout au plus, auxquels j’ai pris le soin d’ajouter une solution de réhydratation quand j’ai vu que mes réserves d’eau diminuaient plus rapidement que la distance restante. Je vois le soulagement dans les yeux de mon interlocuteur. Il prend une grande gorgée et me rend la bouteille. Je remets mon sac, lui souhaite bon courage et reprends la marche.

Jeudi 22 juillet, 14 heures. C’est sous un soleil de plomb que j’ai entamé la dernière étape de mon périple, entre le refuge d’I Paliri et Conca, trois heures plus tôt. J’ai profité de ma halte à I Paliri pour me poser une vingtaine de minutes avec d’autres randonneurs, manger un peu de pain, de saucisson, boire un Coca avant de repartir. L’étape comporte un dénivelé négatif de presque 1.000 mètres, et avec chaque mètre de perdu, le mercure grimpe, le soleil tape plus fort.

Ce n’est pas comme si je ne m’y étais pas attendu : « Votre nouvel ennemi jusqu’à Conca sera la chaleur, qui augmentera au fur et à mesure que vous perdrez de l’altitude et que la végétation se transformera », avait prévenu le guide, ma seule lecture depuis une semaine.

Le village de Conca signe la fin − ou le début, c’est selon − du GR20, mythique sentier de grande randonnée traversant la Corse du nord au sud. Réputé sentier de randonnée le plus difficile en Europe et parmi les plus dangereux dans le monde, il cumule quelque 180 kilomètres et entre 12.000 et 14.000 (selon les variantes) mètres de dénivelé. Chaque année, il est arpenté par des milliers de randonneurs et randonneuses, qui le font soit dans son intégralité, soit en partie, soit dans le sens traditionnel nord-sud, soit en partant du sud.

Je suis en forme comme jamais, j’ai besoin de me distraire et je cherche un défi à relever. Quoi de mieux que de prévoir le GR20 ?

Si le GR20 comporte 16 étapes, qui relient à chaque fois deux refuges, la présence de bergeries le long du tracé et l’existence de diverses variantes offrent de nombreuses possibilités en termes de découpage des étapes. La majorité des randonneurs et randonneuses qui empruntent le chemin le terminent en 12 à 16 jours. D’autres choisissent de le faire en moins de temps, en doublant, voire triplant les étapes. Les plus téméraires le font en quelques jours à peine, généralement en réduisant au strict minimum le matériel emmené et en courant sur les rares parties où c’est possible.

Vendredi 16 juillet, 6 heures. J’arrive à Calenzana, petit village de Haute-Corse où débute le GR20. J’aperçois pour la première fois le balisage blanc et rouge qui m’accompagnera tout au long de mon périple à venir. Le village est encore endormi quand j’entame la première ascension d’une longue série. Je suis enthousiaste et j’ai un peu peur en même temps.

Je suis parti en stop de Calvi, où je suis arrivé la veille. Le mec qui m’a pris en stop, un ambulancier corse d’une cinquantaine d’années, me raconte que la montagne, c’est son « terrain de jeu », qu’il y va souvent pour faire de la randonnée à la journée ou sur plusieurs jours, qu’il a déjà fait le GR20 et plusieurs ascensions de montagnes situées sur le parcours.

Il me met en garde : « 70 pour cent des gens abandonnent, c’est très dur. » Il me raconte comment il s’est fait surprendre par un orage sur la face nord du Monte Cinto, plus haute montagne de Corse − située sur le tracé du GR20, évidemment − et comment il a failli mourir d’hypothermie en plein mois de juin parce qu’il n’avait pas pris l’équipement nécessaire. Il me raconte aussi qu’en ce moment ils ont très peur des incendies de forêt, et que c’est dangereux pour les randonneurs. Il me raconte encore qu’en tant qu’ambulancier il lui arrive très souvent, surtout en été, d’aller chercher des randonneurs ou des randonneuses qui doivent abandonner à Vizzavona, à mi-parcours du GR20. Quand je sors du véhicule, il me souhaite bon courage et dit, avec un clin d’œil : « J’espère ne pas te voir à Vizzavona. » Me voilà mis en garde.

De Calenzana, le sentier monte tranquillement jusqu’à un premier puis à un deuxième col, à respectivement 640 et 1.250 mètres d’altitude. Ça monte bien, mais pas trop violemment. Et surtout : il y a un sentier, on peut donc marcher.

Je suis frais, en forme, je double les premiers randonneurs qui sont partis avant moi. Je profite de la vue sur Calvi et sur la mer. Il fait beau.

Au bout d’une heure et demie de marche, je croise un groupe de randonneuses qui reviennent à vive allure. Je me dis qu’il est encore trop tôt pour que ce soit des personnes qui ont fait le GR20 dans le sens sud-nord et qu’elles soient en train de terminer leur dernière étape. En panique, l’une d’elles m’aborde : « Il y aura de l’orage à 11 heures, ils prévoient de la grêle. On retourne à Calenzana, vous devriez faire la même chose ! »

Je me dis que ça commence bien. Première décision à prendre. Je suis parti à 6 heures, les guides et les panneaux indiquent plus de six heures pour la première étape. Je me dis que si je marche vite, j’ai le temps d’arriver au premier refuge avant l’orage et d’y rester s’il le faut. Je décide donc de continuer. Je me surprends à scruter les alentours pour identifier des rochers sous lesquels je pourrais m’abriter si l’orage devait me surprendre. Je pense aux histoires de mon chauffeur de ce matin. Je n’ai aucune envie de mourir d’hypothermie dès le premier jour.

Seul au monde, sous une grosse pluie, avec une vue de moins de dix mètres, j’avance très doucement.

Mon GR20 à moi, il a commencé six mois plus tôt. C’est fin janvier 2021 que je prends la décision de le faire cet été. En pleine séparation amoureuse, j’ai besoin de pouvoir me projeter, de faire des plans, d’avoir un objectif. Depuis le début de la crise sanitaire, je fais énormément de sport, depuis l’été 2020 à raison d’au moins six fois par semaine. Je cours, je fais du vélo, de la musculation, de la boxe. Je fais des randonnées dès que je peux et que les restrictions sanitaires le permettent.

Je suis en forme comme jamais, j’ai besoin de me distraire et je cherche un défi à relever. Quoi de mieux que de prévoir le GR20 ? L’année précédente, un ami à moi l’a fait. Son récit m’a fait rêver, et je me suis dit à l’époque que c’était quelque chose que je tenterais bien.

La décision est donc prise. Encore faut-il se donner les moyens de le faire.

Vendredi 16 juillet, 12 heures. Le voilà donc, ce fameux orage. Malgré les avertissements du groupe de femmes croisé ce matin, j’ai décidé de continuer. Je suis arrivé au premier refuge, l’Ortu di u Piobbu, avant 10 heures. J’y ai rempli mes bouteilles d’eau, mangé une barre de céréales, et j’ai continué, toujours sous la menace d’un orage. Je suis motivé ! La première étape était facile, je l’ai faite en quatre heures au lieu des six heures 30 annoncées par le guide. Facile !

Je comprends vite que ce n’était qu’un échauffement. Mon pote qui l’a fait l’année dernière m’avait prévenu : « Une belle mise en jambes », avait-il appelé cette deuxième étape, entre l’Ortu di u Piobbu et Carrozzu. Une ascension de plus de 600 mètres lui donne raison. La montée est violente, et surtout… technique ! Le sentier disparaît au fur et à mesure, et le tracé passe à travers les rochers. Le premier passage à 2.000 mètres d’altitude n’est pas très sécurisant.

C’est au moment où j’arrive au point le plus haut de cette étape qu’il commence à pleuvoir. Ici, à 2.000 mètres, il n’y a ni arbres ni rochers sous lesquels m’abriter. Je n’ai donc d’autre choix que d’avancer. J’enfile rapidement ma polaire et ma veste de pluie, je protège mon sac à dos d’une housse de pluie et je continue.

Première descente aux enfers. Si pendant la montée je n’attendais qu’une chose − que ça redescende −, cette descente vers le refuge de Carrozzu, qui me fait perdre plus de 900 mètres d’altitude, me fait comprendre que sur le GR20 les descentes sont pires que les montées. Surtout sous la pluie.

Vais-je pouvoir tenir ce rythme pendant sept ou huit jours de plus ?

Seul au monde, sous une grosse pluie, avec une vue de moins de dix mètres, j’avance très doucement. Je glisse sur ces foutus rochers. Mes pieds sont trempés. Déjà. Je ne vois strictement rien du beau paysage qui est censé m’entourer. Je ne croise personne. Ça descend, le tracé est sans répit. Je suis obligé de mettre les mains, de glisser sur les fesses, je commence à lancer mes bâtons de rando avant de m’élancer moi-même, technique qui m’accompagnera tout au long du périple. Je me trompe de chemin pour la première fois et je dois retourner en arrière.

C’est éreintant. Mais contrairement à mes craintes, la pluie ne se transformera pas en orage. C’est au bout de six heures des plus dures que j’arrive enfin au refuge de Carrozzu − non sans avoir fait ma première chute, dans un éboulis de cailloux, à quelques centaines de mètres de la fin.

Le premier refuge où je m’arrête. Je vais voir le gardien, lui demande où je peux planter ma tente. Je l’installe tant bien que mal sur les cailloux qui entourent ce refuge. Pour la première fois de ce périple, je fais la queue pendant 45 minutes pour pouvoir prendre une douche − gelée. J’enfile mon repas lyophilisé, je papote un peu avec d’autres randonneurs, je bois une Pietra, bière à la châtaigne corse. À 20 heures, je suis au « lit ». Mes jambes sont douloureuses, mes pieds gonflés. Je suis épuisé. Mon matelas est inconfortable, je me sens à l’étroit dans ma tente pour une personne. Ce n’est que la première journée, le plus dur est devant moi. C’était la mise en jambes. Vais-je pouvoir tenir ce rythme pendant sept ou huit jours de plus ?


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