GR20, sang, sueur et larmes (3/4) : Mettre un pied devant l’autre

Créé au début des années 1970, le sentier de grande randonnée numéro 20 attire aujourd’hui de plus en plus de personnes qui tentent la traversée de la Corse à pied. Et leur réserve quelques surprises…

Le côté bucolique du lac de Ninu, le plateau verdoyant sur lequel il est situé, tout cela tranche avec l’aridité des massifs montagneux aux alentours. (Photos : David Angel)

« Le refuge, enfin ! » Je suis soulagé. Ça doit faire neuf heures que je marche, depuis mon départ de Tighjettu, à cinq heures ce matin.

Dimanche 18 juillet, 14 heures. L’étape entre le col de Vergio et Manganu n’est pas des plus difficiles, mais qu’est-ce qu’elle est longue ! Étape de transition entre le massif du Monte Cintu – le point culminant de la Corse du haut de ses 2.706 mètres – et le massif du Rotondu, la septième étape du GR20 dans le sens nord-sud est parmi les plus belles, mais aussi parmi les plus « peuplées ». En effet, certains endroits par lesque ls passe l’étape sont accessibles aux randonneurs à la journée − et assez bucoliques pour attirer un nombre important de touristes en été.

Le lac de Ninu, le plateau verdoyant sur lequel il est situé, les pozzines, sortes de petits lacs tourbeux l’entourant, les chevaux sauvages qui y pâturent, tout cela me ferait presque oublier le fait que mes jambes sont raides, que mes pieds sont douloureux et que je n’ai pas assez mangé les deux derniers jours.

Je m’approche de ce que je pense être le refuge de Manganu. Je suis content. J’ai fait en neuf heures les deux étapes pour lesquelles les guides prévoient entre 12 et 13 heures. En même temps, les deux étapes du jour étaient faciles et je n’ai quasiment pas fait de pause.

Sauf que… il ne s’agit pas du refuge de Manganu, mais d’une bergerie située sur le chemin. « Manganu : 2 heures », indique un panneau.

Trois éléments sont cruciaux pour la réussite d’un projet comme celui de faire le GR20 : la préparation physique, évidemment. Sans un minimum de condition physique, impossible de relever le défi. Le choix du matériel et le poids du sac, ensuite. Plus le sac est lourd, plus ça va être compliqué. Moins le matériel est adapté aux conditions météorologiques et autres, aussi.

Le troisième pilier ? La préparation mentale. Préparer son cerveau à faire face à des situations difficiles, à affronter ses peurs, à évoluer dans l’adversité et malgré les obstacles – et surtout à ne pas se laisser démoraliser par les imprévus et les coups bas.

Comment se prépare-t-on mentalement à ce genre de défi ? C’est un peu comme pour la préparation physique : au final, rien ne peut réellement te préparer à ce qui t’attend, mais tu peux essayer d’acquérir les bons réflexes.

Comme pour le côté physique, la course à pied m’a beaucoup aidé mentalement. Pendant les mois précédant mon GR20, je me suis forcé à aller courir par tous les temps, et souvent très tôt le matin. Me réveiller à six heures du mat’, me lever et sortir pour courir, peu importe la météo, voilà ce qui a contribué – en partie − à forger le mental nécessaire pour la traversée de la Corse.

Comment se prépare-t-on mentalement à ce genre de défi ?

Ensuite, il y a certaines techniques à apprendre : découper – mentalement – l’étape en petits morceaux plutôt que de la voir en entier, en voilà une qui a fait ses preuves. Quand je me dis que j’ai douze heures de marche forcée devant moi pour atteindre le refuge du soir, mon mental va en prendre un coup. Quand, au contraire, je découpe mon étape et me fixe des points de repère qui représentent chacun deux ou trois heures de marche, ce n’est pas la même histoire.

Au lieu de me dire que je ne suis qu’au tout début d’une très longue journée, je peux me dire, par exemple, que j’en ai déjà fait un cinquième et qu’il ne me reste plus que quatre cinquièmes à faire. Mon cerveau appréciera. C’est tout bête, puisque tout ce que je fais, c’est essayer d’arnaquer mon cerveau, mais ça marche plutôt bien en général.

Malgré toute la préparation mentale du monde, avoir deux heures de marche devant soi alors qu’on pensait en avoir fini, c’est un coup dur. Je suis énervé contre moi-même pour y avoir cru. Je suis aussi énervé contre ceux qui ont tracé le sentier pour l’avoir fait passer si près de cette foutue bergerie qui se dresse devant moi comme une fata morgana en plein désert.

De toute façon, depuis l’étape deux de mon périple, j’en ai après les personnes qui ont tracé le sentier. Dans les moments les plus difficiles, je les traite de tous les noms. Au début, je le faisais dans ma tête. Plus je progresse, plus je me lâche et les insulte à voix haute quand je me trouve face à des difficultés en apparence insurmontables.

Ce qui est sûr, c’est qu’ils ont dû bien s’amuser. Quand des fois j’ai un doute sur le tracé, la réponse est vite trouvée en général : la bonne variante, c’est toujours la plus compliquée. Il y a un sentier qu’on pourrait emprunter ? Ah non, mon ami, tu passeras par les rochers. On pourrait longer une montagne pour arriver de l’autre côté ? Et pourquoi ne pas passer par le sommet ? Tu penses que le plus dur est derrière toi ? Détrompe-toi !

Le premier balisage du GR20, le plus connu des 369 GR – pour « sentiers de grande randonnée » est effectué en 1970. Pour remonter à sa naissance, il faut revenir aux origines de ces sentiers. C’est en 1945, sous l’impulsion d’un architecte travaillant à la Banque de France, Jean Loiseau, que le Touring Club de France, association souhaitant développer le tourisme en France et disparue en 1983, en propose l’idée.

Sur le GR20, les éléments sont déchaînés, et ça se voit.

Les premières règles de signalisation – le traditionnel balisage rouge et blanc – sont rapidement adoptées, et, en 1947, les premiers sentiers commencent à être balisés. Le nom « grandes routes du marcheur » est remplacé par « sentiers de grande randonnée ». C’est d’ailleurs à cette époque que le terme « randonneur » commence à être utilisé plus largement.

Il faudra attendre les années 1960 et l’idée d’un certain Guy Degos, ingénieur des forêts, de relier le nord au sud de la Corse en traversant les massifs si caractéristiques de l’île pour voir la naissance du fameux GR20. Pour définir un tracé, Degos se base sur le recueil de parcours de randonnées « Itinéraires de Corse », édité par… Jean Loiseau, le créateur des GR !

Soit j’avance, je mets un pied devant l’autre. Ou alors je m’assieds par terre et j’attends que quelqu’un vienne me chercher en hélicoptère. Il n’y a pas mille options.

Le premier balisage du sentier en 1970 est suivi par la construction des deux premiers refuges, celui de Petra Piana et celui de Campiglione, en 1971. En 1972 est enfin créé le parc naturel régional de Corse (PNRC), qui gère le GR20 et les refuges sur le tracé jusqu’à aujourd’hui.

C’est à environ une heure du refuge de Manganu que me vient l’idée de faire un reportage de mon expérience sur le GR20. L’étape entre Vergio et Manganu, surtout après le lac de Ninu, est l’une des rares étapes « roulantes » − où on n’est pas obligé de mettre les mains, d’utiliser des chaînes ou de sauter de dalle rocheuse en dalle rocheuse. Pour la première fois depuis mon départ, je ne suis pas obligé de me concentrer sur où je mets mes pieds – en tout cas, pas tout le temps.

C’est donc aussi une des rares occasions de laisser libre cours à mes pensées, de me laisser porter par mon imagination. Je m’attendais à en avoir plus, de ces moments-là. Mais peut-être que c’est justement ce dont j’ai besoin en ce moment : ne penser à rien, rester concentré sur quelque chose d’aussi basique, d’aussi simple que « où est-ce que je vais pouvoir mettre mon pied ? ».

Il n’y a pas de grandes questions existentielles à se poser, pas de problèmes qui réclament des solutions. Je dois déplacer mon corps d’un point A à un point B, et pour ce faire je dois faire marcher mes pieds. Je me rends compte, au fur et à mesure que j’avance, que je conçois de plus en plus mon corps comme une sorte de machine. Tant que je mets du carburant sous forme d’eau et de calories et que je lui laisse un peu de repos sous forme de sommeil tous les jours, elle fonctionne et me fait avancer.

De toute façon, je n’ai pas d’autre choix : soit j’avance, je mets un pied devant l’autre, je fais mètre par mètre, étape par étape et journée par journée. Ou alors je m’assieds par terre et j’attends que quelqu’un vienne me chercher en hélicoptère. Il n’y a pas mille options.

Sur tout le parcours, je ne songe jamais réellement à abandonner. Je me dis que tant que la machine fonctionne, que mes genoux ne me lâchent pas, abandonner, s’arrêter avant la fin n’est pas une option. Je ne me suis pas préparé pendant tous ces mois, je n’ai pas acheté tout ce matériel, je ne me suis pas autant informé pour ne pas aller jusqu’au bout. Peu importe les obstacles, tant que je continue bêtement de mettre un pied devant l’autre, je finirai bien par arriver.

Comme au refuge de Manganu, au terme de onze longues heures de marche. Si tout va bien, demain, j’attaquerai ma dernière journée de la partie nord, avec, pour la première fois, trois étapes au programme. Mètre après mètre, étape après étape, j’aurai vaincu cette foutue partie nord, plus difficile, plus alpine et plus dangereuse que le sud, selon les dires…


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