Grexit : Revenir aux chœurs, revenir aux prières

Retour sur une soirée théâtrale dense en poésie et politique, signée Independent Little Lies (ILL).

La Kufa brûlera-t-elle comme le parvis de l’abbaye de Neumünster ? Au public d’aller voir et vivre l’expérience « Grexit ». (Photo : Bohumil Kostohryz)

La Kufa brûlera-t-elle comme le parvis de l’abbaye de Neumünster ? Au public d’aller voir et vivre l’expérience « Grexit ». (Photo : Bohumil Kostohryz)

« Grexit », pensé par Ronald Dofing et mis en scène par Marc Baum, est une performance théâtrale itinérante en trois temps – qui s’articule autour de textes poétiques de Yánnis Rítsos, un écorché vif de la littérature grecque. Dans ses monologues, notamment « Oreste » (1966), il déchire et redéchire la Grèce actuelle, la ramasse en lambeaux, agonisante, sur ses vestiges antiques. La voix éraillée de Christiane Rausch et le jeu sous couvercle de Pitt Simon accélèrent ces déchirements. Bien que longue et somme toute assez statique, cette entrée en matière de l‘odyssée à travers cette belle et triste Grèce en crise est posée et réussie.

L‘exercice dans son ensemble n‘a pas été simple : il n‘est pas évident de choisir la lecture à vue, surtout avec des comédiens professionnels. Ceux-ci sont tentés de laisser échapper leur jeu, de hurler leur texte par-ci, de lancer un geste mal placé par-là. Il faut cependant souligner que « Grexit » n’a été répété que pendant une petite semaine. Le choix des textes et la dramaturgie sont absolument bien amenés et la mise en scène – ou plutôt mise en espace – est très juste dans l’ensemble.

La scénographie de Serge Ecker permet au spectateur, par moments, de prendre du recul par rapport à la densité des paroles, surtout au début. Mais peu à peu, et ce jusqu‘à la fin, jusqu‘à ce requiem ultime de la vie – à travers le monologue apocalyptique « Je meurs comme un pays » de l‘auteur contemporain Dimítris Dimitriádis -, la lumière et les éléments scéniques créent une telle accélération dans la compréhension qu‘on en ressort légèrement écorché. Le cloître devient cet antre où le chœur, dans une version contemporaine, avec une lampe torche sur le front, bombarde le public avec toute la douleur du poète. Dans le fond, un néon éclaire cette scène en permanence: « vassanízomé », qui signifie « je souffre ». Et la boucle est bouclée : on souffre.

Il n‘est pas interdit de souffrir lors de spectacles, dans le sens du « Théâtre de la cruauté » d’Antonin Artaud. De se recueillir non plus, face à la situation actuelle dramatique de la Grèce où non seulement la population a perdu toute perspective de confort, mais où elle a surtout été propulsée dans une crise humanitaire et laissée à l’abandon avec la crise des migrants. Ce qui peut gêner ici est le fait que les idées, les images et les mots prononcés par de solides comédiens vont tous dans la même direction. Il est clair qu’il s’agit d’une ode à la Grèce, d’une critique violente de la gestion de la crise économique, politique ; celle de nos valeurs, en général. On n’a malheureusement ni le temps ni l’espace pour se faire sa propre vision. La matière littéraire est dense, notamment dans la deuxième partie: on entre sur une musique populaire des années 1980 où tout allait plus ou moins bien ; on assiste à un débat politique télévisé sur les négociations entre Grecs et Troyens – un texte de Jan Kochanowski, « Le renvoi des messagers grecs ». À celui-ci s’ajoutent les textes contemporains de Christa Wolf, « Kassandra », et de David Graeber, « Revolution rückwärts ». Le mélange est très grisant, mais la densité de cette lecture haletante empêche la respiration de la pensée, on s’y perd. On s’y retrouve par contre avec un moment de grâce, interprété et vraiment joué par Brigitte Urhausen, dans un éclairage hypnotique.

Il aurait fallu peut-être plus de temps, quelques mois de confort, pour déclencher un tonnerre théâtral, si toutefois cela est possible au grand-duché. Vraiment, malgré les quelques failles et les quelques lourdeurs, il faut absolument se soumettre à cette expérience, se laisser embarquer dans cette odyssée qui sera reprise à la Kulturfabrik. Il le faut, parce que ce genre de moment de théâtre est encore trop rare dans notre paysage. Et le public peut bien souffrir un peu, c’est-à-dire tenter de saisir la réalité des choses ou notre histoire commune ou universelle, si lacunaire, autrement qu’à travers les images défilant sur nos écrans – notamment à travers le théâtre.

Reprise les 24 et 25 février à 20h, à la Kulturfabrik.

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