Hôpital public : En France, « la santé est devenue une marchandise »

Avec 54 soignant-es sur 59 en arrêt de maladie, les urgences de l’hôpital de Thionville ont fermé le 31 décembre. Cette situation extrême illustre la dégradation du service public hospitalier français, conséquence de décennies d’austérité et d’une politique de marchandisation de la santé.

Pendant le rassemblement de solidarité avec le personnel soignant devant les urgences de l’hôpital de Thionville, le samedi 7 janvier. (Photos : Fabien Grasser)

Les urgences de l’hôpital Bel-Air de Thionville ont craqué le vendredi 30 décembre, quand des infirmières et aides-soignantes se sont effondrées pendant leur temps de travail. « Les médecins des urgences leur ont immédiatement prescrit des arrêts maladie », raconte Cyrille Louis, délégué syndical SUD au Centre hospitalier régional (CHR) Metz-Thionville. Le lendemain, 54 soignant-es sur 59 étaient à l’arrêt. Burn-out généralisé. « Les conditions de travail sont tellement mauvaises que les soignants se rendent au travail la boule au ventre et en partent bien souvent en larmes », déplore le syndicaliste.

Ces circonstances ont contraint l’Agence régionale de santé (ARS) à déclencher le plan blanc hôpital, qui lui permet de mobiliser du personnel et de déprogrammer des interventions. Sur le terrain, cela s’est traduit par l’apparition d’une grande tente blanche dressée par les pompiers devant l’entrée de l’hôpital de Metz, vers laquelle sont dirigées les urgences non vitales du secteur de Thionville. En principe, ce type d’équipement est utilisé pour faire le tri des malades dans les situations de grande catastrophe.

Depuis le 31 décembre, le phénomène a essaimé dans d’autres hôpitaux mosellans, amenant l’ARS à déclencher le plan blanc sur l’ensemble du département. À Sarreguemines, Saint-Avold et Forbach, les arrêts maladie dans les urgences se multiplient dans les mêmes proportions qu’à Thionville et des grèves ont débuté dès le 22 décembre. Le mouvement n’est pas circonscrit à la seule Moselle : d’autres soignant-es en France embraient le pas comme à Pontoise, en région parisienne, où la quasi-totalité des soignant-es des urgences est également en maladie. Au niveau national, une grève reconductible a débuté ce mardi 10 janvier.

Cela fait des mois que les urgences françaises sont submergées, accueillant des patient-es bien au-delà de leur capacité alors qu’elles souffrent parallèlement d’un cruel manque de personnel. Les malades patientent parfois 90 heures, allongé-es sur des brancards dans les couloirs, avant d’être réellement pris en charge. Des personnes meurent faute de soins rapides. Le syndicat des urgentistes Samu urgences de France a comptabilisé 37 « morts inattendues » en France depuis le 1er décembre, un chiffre sans doute en deçà de la réalité. Pour les soignant-es, cette maltraitance institutionnelle est synonyme d’une perte de sens de leur métier, souvent doublée d’un sentiment de culpabilité.

Un désastre annoncé

La déliquescence du service public français de santé relève de la chronique d’un désastre annoncé. Elle est le fruit de décennies d’austérité et d’une politique qui veut imposer une vision purement marchande de la santé. Au-delà des services d’urgence, c’est tout le système qui est aujourd’hui au bord de l’asphyxie, alors qu’il y a encore une vingtaine d’années l’hôpital français était considéré comme l’un des meilleurs au monde. Les services pédiatriques et psychiatriques sont dans un état préoccupant et tout le secteur médico-social est gravement sinistré.

Pour leur part, les directions des hôpitaux attribuent les difficultés des urgences aux « fortes tensions » provoquées ces dernières semaines par la triple épidémie de covid, de grippe et de bronchiolite, conjuguée à une grève des médecins libéraux dont les patient-es s’orientent dès lors vers les services d’urgence. Une réalité que ne récuse pas Mireille Stivala, secrétaire générale nationale de la CGT santé, premier syndicat du secteur : « On a l’habitude de traverser des crises, ce n’est pas cela le problème quand on fait ce métier. On s’adapte, on travaille plus s’il le faut, ça fait partie de la vocation de soignant. Le souci, c’est qu’on est désormais dans une situation de crise permanente sans aucune perspective de sortie, et ça fait des années qu’on descend dans la rue pour le dénoncer. »

Dans la région frontalière, les autorités évoquent aussi la fuite des soignant-es vers le Luxembourg, où les salaires sont a minima deux à trois fois plus élevés et les conditions de travail plus satisfaisantes. Hors primes, une infirmière débutante est rémunérée 1.800 euros brut par mois en France et un médecin urgentiste 4.500 euros en début de carrière, des salaires parmi les plus bas en Europe pour des horaires à rallonge, bien au-delà des 35 heures hebdomadaires réglementaires. « On ne peut pas nier l’attrait des salaires au Luxembourg », reconnaît Clarisse Mattel, déléguée CGT au CHR Metz-Thionville. « Mais cela n’explique pas tout, car on ne choisit pas de travailler aux urgences par hasard. Il y a une vocation, une volonté d’œuvrer pour le bien commun, mais aujourd’hui les gens sont découragés, ils ne voient pas comment les choses peuvent s’améliorer. » Et les salaires du Luxembourg n’expliquent pas le manque de personnel à Brest, Caen ou Bordeaux, les soignant-es n’affluant pas de tout l’Hexagone vers le grand-duché.

Au fil des 40 dernières années, les gouvernements successifs ont taillé dans le budget de l’hôpital public, accordant des hausses qui ne couvrent pas l’augmentation des besoins, un manque encore plus aigu en période de forte inflation. « Dans un hôpital, 80 % du budget est destiné à la masse salariale, et c’est donc là que des économies peuvent être le plus facilement réalisées », explique Mireille Stivala, précisant que ces mesures ne se limitent pas aux seuls soignant-es mais aussi aux personnels d’entretien ou de la logistique, dont les métiers ont été externalisés. L’austérité appliquée à l’hôpital a entraîné la suppression de dizaines de milliers de lits, une dégradation généralisée des conditions de travail et une stagnation des salaires. Résultat : une fuite des personnels et la difficulté d’en recruter de nouveaux, un déficit entraînant à son tour de nouvelles fermetures de lits… « C’est le serpent qui se mord la queue », constate la secrétaire générale de la CGT Santé.

Vers une médecine à deux vitesses

Ces mesures d’économies drastiques ont été accompagnées d’un changement de paradigme dans l’administration des hôpitaux. « Les directeurs gèrent les hôpitaux comme des entreprises car l’hôpital doit être rentable », affirme Mireille Stivala. « Ce n’est plus un lieu au service de la population, mais un lieu dans lequel la santé est devenue une marchandise. » La tarification à l’acte, introduite en 2004, est l’emblème de cette logique comptable, car elle pousse les médecins hospitaliers à multiplier la prescription d’actes médicaux, parfois sans réelle justification, afin de remplir les caisses de l’hôpital. « En France comme dans d’autres pays européens, il y a un glissement vers la conception anglo-saxonne de désengagement de l’État en faveur du privé, et c’est d’ailleurs de là que vient la tarification à l’acte », dit la syndicaliste. « Les grands groupes privés prospèrent, et quand un hôpital ferme, une clinique privée s’installe et pourra par exemple appliquer des dépassements d’honoraires à charge des patients. » Derrière cela, c’est une médecine à deux vitesses qui se dessine.

Au fil des ans, l’hôpital public est aussi devenu un lieu de souffrance et de mal-être au travail pour une bonne partie de ses agent-es. Le patron de la CGT, Philippe Martinez, en a fait le constat début novembre lors d’un déplacement en Moselle. À l’hôpital de Boulay, à une trentaine de kilomètres à l’est de Metz, il avait rencontré des infirmières et aides-soignant-es pour une réunion syndicale qui a vite pris les allures d’un groupe de parole. Dans ce petit hôpital, principalement dédié à la prise en charge des personnes âgées et dépendantes, le récit du quotidien illustre la carence des moyens et les frustrations qui en découlent. Ce sont les malades qu’on ne peut pas lever chaque jour comme cela devrait être le cas, faute de temps et de moyens. C’est un service où on est passé en 15 ans d’une infirmière pour huit patients à une infirmière pour 23 patients. Ce sont les draps accrochés aux fenêtres car les stores ne fonctionnent plus, c’est le robinet qui fuit et que personne ne répare, etc. Parfois de petites choses qui s’additionnent à une absence de dialogue avec la direction et un sentiment de culpabilité vis-à-vis des malades et de leurs familles. « Nous avons des humains face à nous, pas des pièces détachées », avait fulminé une aide-soignante.

Les promesses perdues de Macron

Face à la fronde, le président Emmanuel Macron a présenté le 6 janvier ses vœux aux soignant-es depuis l’hôpital de Corbeille, une première depuis son élection en 2017. Il y a annoncé la fin de la tarification à l’acte ou encore l’embauche de secrétaires médicales pour décharger les infirmières de tâches administratives qui absorbent parfois l’essentiel de leur temps de travail. « Comme à son habitude, Emmanuel Macron lance de grandes idées sans plus de précision, en expliquant qu’il faut dix ans pour former de nouveaux médecins alors qu’il faut des solutions immédiates, on ne peut plus attendre dix ans », regrette Mireille Stivala.

Les promesses d’Emmanuel Macron laissent en tout cas indifférentes les 200 à 300 personnes attroupées devant les urgences de Thionville ce samedi 7 janvier. Ce rassemblement de soutien au personnel, lancé par le parti communiste, réunit des soignant-es, des élu-es de tous les partis de gauche et des syndicalistes, dont une délégation de l’OGBL venue témoigner sa solidarité. Les mots prononcés par le président français au début de la pandémie de la covid-19 sont gravés avec amertume dans les mémoires : les soignant-es n’ont jamais vu la couleur du « quoi qu’il en coûte » qu’il a lancé depuis Mulhouse en mars 2021. Et l’assurance de créer de nouveaux lits d’hospitalisation s’est en réalité traduite par la fermeture de 6.000 lits rien qu’en 2020.

« La seule chose qui fonctionne encore bien à l’hôpital, c’est la bonne volonté du personnel, qui continue malgré tout à faire le travail. C’est avant tout ça que le gouvernement voit, le reste ne l’intéresse pas », s’emporte un aide-soignant devant les urgences de l’hôpital Bel-Air. Après les discours et des salves d’applaudissements pour le personnel, les organisateurs-trices du rassemblement font circuler une pétition à l’adresse du nouveau ministre de la Santé, François Braun, un médecin qui, jusqu’en juin dernier, dirigeait les urgences du… CHR Metz-Thionville.

Combien de frontaliers dans l’hôpital luxembourgeois ?

Le premier ministre l’a reconnu lors de l’interview de Nouvel An diffusée par RTL : « Les frontaliers représentent de deux tiers à trois quarts du personnel et sans eux, on aurait fermé les hôpitaux pendant la pandémie. » Ces chiffres restent cependant vagues et le woxx a voulu en apprendre davantage auprès du ministère de la Santé. Mais ses services ont été bien en peine de répondre à nos questions, nous renvoyant après une semaine de tergiversations vers un rapport de 688 pages en indiquant les chapitres compilant les données sur les soignant-es. Globalement, 53 % des personnels de santé employés au Luxembourg étaient frontaliers en 2019. Sur 3.784 aides-soignant-es, 48,7 % résidaient à l’étranger (24,8 % en France, 20,2 % en Allemagne et 3,8 % en Belgique). Sur 6.214 infirmières et infirmiers, 64,5 % étaient frontaliers-ères (29,2 % de France, 23,6 % d’Allemagne et 11,7 % de Belgique). Les médecins, toutes spécialités confondues, résident en revanche majoritairement au Luxembourg (73,8 %).

Ces chiffres ne distinguent cependant pas le personnel hospitalier des personnes employées par exemple dans des cabinets privés. L’absence de données plus affinées sur le personnel hospitalier est quelque peu étonnante, sinon inquiétante, après la pandémie, qui avait révélé au grand jour le poids des frontaliers-ères dans le système de santé.


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