Pendant la Seconde Guerre mondiale, la quasi-totalité des Juifs du Luxembourg ont été soit expulsés, soit assassinés. Ceux qui ont survécu ont perdu tout ce qu’ils possédaient, leurs maisons, leurs économies, leurs meubles et jusqu’à leurs souvenirs. La mémoire de la catastrophe qui les avait frappés disparut pendant longtemps – tout comme la volonté de les indemniser.
Les quelques centaines de Juifs qui ont pu rentrer au Luxembourg après la guerre choisirent de rester discrets, de devenir invisibles si possible. Dans une société très majoritairement catholique, dans laquelle triomphait alors un nationalisme ethnique aussi exclusif que virulent, celui du « Luxembourg aux Luxembourgeois », ils craignaient à tout moment de réveiller, par quelque maladresse, un antisémitisme à peine assoupi.
La plupart d’entre eux se contentèrent ainsi de la loi d’indemnisation du 25 février 1950, qui limitait les réparations aux citoyens luxembourgeois. Or les trois quarts des Juifs installés au Luxembourg avant la guerre ne l’étaient pas. La loi prévoyait cependant que certains étrangers ou apatrides pourraient être dédommagés, mais à condition d’avoir à la fois vécu au Luxembourg depuis 1930 et rendu « des services signalés à la nation ». Ces critères limitaient drastiquement le cercle des bénéficiaires potentiels, ce qui était, de l’aveu même du rapporteur de la loi, le député CSV Tony Biever, le but recherché.
La signature, en 1959, du traité de réparations germano-luxembourgeois n’y changeait rien. La République fédérale avait prévu que les sommes qu’elle verserait seraient réparties entre plusieurs groupes de victimes du nazisme, dont les Juifs, comme cela était d’usage dans sa propre législation. Mais finalement, les réparations allemandes sont allées essentiellement au lobby puissant des enrôlés de force. Près de 12.000 jeunes Luxembourgeois avaient été mobilisés dans les forces armées allemandes. Presque chaque famille était donc concernée.
Leurs associations réclamaient un dédommagement matériel mais aussi symbolique. Elles voulaient que l’État les reconnaisse comme des héros, à l’égal des résistants, et la nation comme des martyrs – à la place des Juifs pourrait-on dire. Pour l’Association des parents de déportés militaires luxembourgeois, dont le nom était déjà tout un programme, l’enrôlement forcé était « le pire crime du nazisme ». En mobilisant sa jeunesse dans leurs armées, les Allemands n’avaient-ils pas cherché à commettre un génocide contre le peuple luxembourgeois ?
Amnésie et concurrence mémorielle
Dans les années 1960, certains députés, notamment communistes ou socialistes, n’hésitaient pas à l’affirmer à la Chambre. Le 25 janvier 1961, Romain Fandel y déclarait ainsi que « l’enrôlement forcé […] n’était aux yeux et entre les mains de nos offenseurs que l’instrument diabolique dont ils se servaient pour exterminer la petite nation luxembourgeoise ». Ce contexte idéologique explique pourquoi la loi du 25 février 1967 conféra « la qualité de victime du nazisme » aux enrôlés de force mais pas aux rescapés de la Shoah.
Dans les décennies qui suivirent, la perception de la guerre commença à changer, d’abord chez les historiens puis dans le grand public. La perspective nationale et résistancialiste céda le pas à une approche se voulant plus globale, et la Shoah devint la clé de voûte de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale. Cette évolution conduisit également à un changement d’approche de la part des gouvernements des pays qui avaient été occupés.
La Belgique, dont la loi sur les dédommagements avait inspiré la loi du 25 février 1950, décida en 1997 de rouvrir le dossier des spoliations par la création de la commission Buysse. La même année, la France fit de même en créant la mission Mattéoli. Dans les deux pays, les conclusions des commissions respectives conduisirent à l’adoption de législations nouvelles, prévoyant l’indemnisation sans délai ni prescription de toutes les victimes de la Shoah ainsi que de leurs ayants droit, quelle que soit leur nationalité.
En 2001, le Luxembourg créa lui aussi sa commission, mais avec des résultats bien différents. Celle-ci ne remit qu’au bout de huit ans, et après bien des péripéties, un rapport intermédiaire – d’ailleurs jamais suivi d’une version finale –, concluant que la question des indemnisations avait été réglée au Luxembourg par la loi de 1950. La commission formula aussi quelques recommandations – comme la création d’une Fondation pour la mémoire de la Shoah – qui ne furent jamais mises en application.
Tout change partout, sauf au Luxembourg
Trois ans plus tard, il y eut un nouveau rebondissement. Elio di Rupo, le premier-ministre belge, ayant présenté des excuses officielles à la communauté juive, l’historien Serge Hoffmann publia une lettre ouverte dans laquelle il demandait à Jean-Claude Juncker s’il ne devait pas faire pareil, vu les similarités entre la Belgique et le Luxembourg. Juncker esquiva en demandant la création d’une nouvelle commission, chargée cette fois-ci de remettre un rapport avant les prochaines élections.
Mais les élections furent anticipées, et c’est finalement au successeur de Juncker, Xavier Bettel, que fut remis le rapport dit « Artuso ». Sur la base de celui-ci, la Chambre des députés vota une résolution reconnaissant la collaboration de certains fonctionnaires luxembourgeois à la politique antisémite nazie et présenta des excuses officielles à la communauté juive. Bettel fit ensuite de même au nom de son gouvernement. Pour la coalition de libéraux, de socialistes et d’écologistes, qui avait mis fin à l’ère Juncker et à plusieurs décennies de pouvoir du CSV, ce geste fort était de ceux qui devaient symboliser le nouveau départ pris par le pays.
Mais bientôt, le gouvernement montra qu’il rechignait à tirer les conclusions matérielles de sa prise de responsabilité. La Fondation pour la mémoire de la Shoah fut cette fois-ci créée, mais dotée d’un budget renouvelable annuellement, ce qui permettait de douter de sa pérennité. Et lorsque le 25 septembre 2018, le député Déi Lénk Marc Baum demanda pourquoi les Juifs non luxembourgeois avaient été discriminés après la guerre, en ce qui concerne les réparations, il se vit répondre que la loi de 1950 était tout à fait suffisante et prévoyait des conditions qui permettaient le dédommagement des étrangers.
Au même moment, le Luxembourg s’apprêtait à prendre la présidence de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA). Mais la volonté du gouvernement luxembourgeois de tirer tous les avantages de sa nouvelle politique mémorielle en termes d’image sans pour autant la mettre en conformité avec sa politique d’indemnisation, finit par attirer l’attention, particulièrement aux États-Unis.
Les Américains interviennent
En février 2019, des représentants de la Claims Conference, accompagnés de Tom Yazdgerdi, le représentant du Département d’État américain pour les questions liées à l’Holocauste, atterrirent à Luxembourg pour une visite express. Les Américains discutèrent avec tous ceux qui avaient un rapport avec le sujet, promirent que les choses allaient changer et évoquèrent même une somme pharamineuse qui donna des sueurs froides à tous leurs interlocuteurs, y compris les représentants de la communauté juive qui n’avaient pas appelé la cavalerie et n’en demandaient pas tant.
Après s’être longtemps payé de mots, le gouvernement Bettel a donc été prié de mettre la main à la poche. Et au final, malgré la crainte éveillée par les pressions américaines, l’addition s’avère très raisonnable. La dépense la plus élevée – 25 millions d’euros – concerne l’acquisition de l’ancien couvent de Cinqfontaines, où les nazis rassemblèrent des centaines de Juifs avant de les déporter, et sa transformation en centre éducatif et commémoratif. L’État luxembourgeois garantit par ailleurs le financement de la Fondation pour la mémoire de la Shoah pour une période de trente ans. Il s’est aussi engagé à consacrer deux millions d’euros à la recherche, notamment universitaire.
Le plus étonnant est que, finalement, seul un million d’euros a été alloué « aux survivants de la Shoah vivant au Grand-Duché de Luxembourg, aux survivants luxembourgeois vivant actuellement à l’étranger et aux survivants qui se trouvaient au Grand-Duché de Luxembourg au moment de la Shoah ». Les ayants droit ne sont pas mentionnés. Quant aux assurances impayées ou aux comptes bancaires, qui ont en réalité été le principal obstacle à la révision de la politique d’indemnisation, tant la place financière rechignait à ouvrir cette boîte de Pandore, ce sont des groupes de travail indépendants qui s’en chargeront.
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