L’une part en retraite, l’autre ne fait que commencer. Pour discuter de politique culturelle, le woxx a invité Danielle Igniti et Christian Mosar à une discussion à bâtons rompus.
woxx : Les cinq dernières années passées sous le DP ont été très mouvementées. Comment la scène culturelle a-t-elle changé pendant cette période ?
Christian Mosar : Je suis indépendant et j’ai continué mon parcours normalement. Quelques travaux de commande mis à part, je n’ai pas collaboré avec le ministère de la Culture ces cinq dernières années. Et cela pour beaucoup de raisons, l’une étant que j’avais plus de travail ailleurs. Donc, mon quotidien n’a pas vraiment été impacté. Quand je regarde la Mudam Académie, un projet que j’ai monté juste quand le nouveau gouvernement commençait en 2013, je ne peux que constater qu’il a connu un certain boom. Pour moi, cela a été une période normale où j’ai travaillé en tant qu’indépendant avec des institutions.
Danielle Igniti : Moi, j’ai constaté des changements qui concernent la professionnalisation de la scène culturelle. Les années précédant ce gouvernement, nous y avons travaillé de façon intensive dans les centres culturels et les institutions, notamment en ce qui concerne le niveau des artistes. Et pour moi, il s’est passé quelque chose que je ne trouve pas positif : l’estompement de la frontière entre professionnel-le et amateur-e par le biais de la politique de ce gouvernement. Je ne pense pas que cela ait aidé les artistes à se professionnaliser. C’était un mauvais choix politique. Nous n’avons rien contre les amateurs-trices, mais je pense que les gens qui veulent franchir le pas de la professionnalisation – et il y en a de plus en plus au Luxembourg – doivent être reconnus comme tels. Sinon, il y a eu quelques bons débuts, comme les nouvelles conventions signées encore sous la ministre Maggy Nagel. À l’époque, j’ai salué cette mesure, parce qu’elle nous permettait de ne plus travailler dans le vide. Là on avait une convention qui décrivait le travail à effectuer, ce qui n’était pas le cas avant, où chacun-e évoluait dans son coin. Cela a donc été fait avec beaucoup d’investissement personnel et à coup de réunions, mais en fin de compte, ces conventions n’ont plus été regardées après. Donc nous avons des conventions que personne ne surveille, il n’y a tout simplement pas de contrôle. C’est un peu l’effet tape-à-l’œil : vous faites les conventions, mais le ministère ne dispose pas du personnel nécessaire pour les contrôler et les analyser. Voilà pour les points négatifs. Sinon, je suis d’accord avec Christian : la vie de la scène culturelle a continué et s’est développée – comme la scène jazz qui a connu des changements profonds. C’est aussi dû à l’engagement de personnes à travers tout le pays, qui ont continué leur travail indépendamment de qui occupait le fauteuil ministériel et s’occupait de politique culturelle ou non.
« Dans la culture, on ne peut pas avancer sans critique. » Danielle Igniti
Y a-t-il eu eu un impact sur la solidarité entre artistes ?
Christian Mosar : C’est à double tranchant. L’institutionnalisation est plus ou moins terminée, nous avons nos centres culturels, le CNA, le Mudam, etc., qui ont tous leurs processus et leurs équipes. Mais d’un autre côté, nous avons des phénomènes comme le collectif Cueva à Esch (qui organise des expositions collectives dans des bâtiments promis à la destruction, ndlr), qui s’est constitué pendant les cinq dernières années. Donc, il y a toujours des personnes qui se disent qu’elles doivent prendre en main les choses et qui font comme elles l’entendent. Bien sûr qu’il y a des subventions, mais il y a aussi des méthodes alternatives. Ce que j’admire surtout chez Cueva, c’est que par rapport à d’autres initiatives similaires qui ont pu voir le jour dans le passé, le projet s’inscrit dans la durée.
Danielle Igniti : Moi aussi, j’aime beaucoup leurs idées. Mais là aussi, il faudrait commencer par filtrer ce qu’on expose. Malheureusement, et comme nous venons de le voir encore une fois avec l’épisode ‘Superjhemp’ (où le collègue du Tageblatt avait subi un ‘shitstorm’ de taille pour avoir décrit le côté réactionnaire du mythe du héros national, ndlr), on ne peut rien critiquer.
Christian Mosar : En effet, c’est totalement impossible.
Danielle Igniti : Mais dans la culture, on ne peut pas avancer sans critique. Alors que si vous faites quelque chose de culturel, vous devrez aussi affronter le jugement des personnes qui s’y intéressent et passent leur vie à rendre compte de ce qu’elles voient. C’est ainsi partout dans le monde : les artistes étrangers doivent affronter des critiques encore plus dures que celles faites ici – et ils et elles continuent leur combat, même tête baissée. Mais ici, ce n’est tout simplement pas permis, on vous traite directement de ‘Nestbeschmutzer’ (traître, en gros) si vous daignez vous exprimer de façon négative sur les productions d’un-e artiste.
Donc, la cloche à fromage sous laquelle de nombreux artistes locaux aiment se cacher existe toujours ?
Danielle Igniti : Oui, bien sûr, mais il y a autre chose que je trouve extrêmement contre-productif : c’est cette manie de dire que pour un livre ou un film luxembourgeois, ce n’est pas si mal. C’est pire qu’une mauvaise critique en fin de compte, c’est admettre qu’on n’est pas au niveau de tous les autres pays. Non, il faut pouvoir dire si c’est bon ou nul, tout simplement.
Pour revenir un peu sur cet effacement des limites entre amateurs-trices et professionnel-le-s : serait-ce dû aussi à la libéralisation qui a marqué ces cinq dernières années ?
Christian Mosar : Ce qui est flagrant, et c’est un phénomène qui ne se limite pas au Luxembourg, c’est que ce sont les artistes qui s’en sortent le moins bien. On a beau être relativement progressistes en matière d’infrastructures culturelles, les perdants sont toujours celles et ceux qui font vivre ces institutions. On le voit aussi bien chez les artistes plasticien-ne-s qu’au théâtre (surtout les comédien-ne-s sans compagnie) : ce sont des gens qui vivent et travaillent dans des conditions extrêmement difficiles. Et on devra veiller, surtout au Luxembourg où les moyens sont là, à changer les choses. Il y a plusieurs méthodes, par exemple celle d’arrêter de croire que les artistes doivent forcément vendre des choses pour pouvoir exister. Il faut mettre en avant que les artistes doivent produire quelque chose pour exister. Cela peut être des choses qui ne sont pas directement palpables, qui n’existent pas encore. On devra penser concrètement à considérer aussi le temps de préparation avant une production et aussi le temps qui suit – qui apporte aussi son lot de travail, le plus souvent impayé. Il faut reclarifier le cycle de production en entier et affirmer que l’art ne se limite pas à sa partie visible. Et je ne crois pas que tout le monde l’ait bien compris.
Danielle Igniti : Et nous voilà de retour à l’amateurisme : l’amateur-e n’a pas besoin d’être payé grassement. Et de là vient la confusion, car il y a de plus en plus de gens qui ont un poste de fonctionnaire et écrivent leurs bouquins – peu importe s’ils se vendent bien ou non. Il faut mettre un terme à cet effacement des limites. D’un autre côté, quand on parle libéralisation, on parle aussi marché. Et il y a des initiatives très intéressantes, en cours par exemple en ce moment à Metz au Frac Lorraine, où des artistes imaginent comment échapper aux mécanismes du marché. Ils et elles voient leur art autrement qu’un simple objet à mettre en vitrine pour le vendre.
Christian Mosar : Mais aussi au Luxembourg, où Trixi Weis et son AAPL (Association des artistes plasticiens du Luxembourg, ndlr) ont récemment pris part à un congrès international, non pas pour discuter de la rémunération des artistes, mais pour explorer ces méthodes. L’intéressant est aussi de voir qu’avec la professionnalisation, beaucoup plus d’artistes locaux s’organisent mieux à l’international – même si cela passe sous les radars ici. Par exemple, les actrices et acteurs qui travaillent aussi à l’étranger remarquent nécessairement les différences entre leur pays et l’étranger en faisant leurs déplacements. Cela donne lieu à des échanges très fructueux entre artistes, ce qui ne se sait pas directement au niveau officiel.
« Il faut reclarifier le cycle de production en entier et affirmer que l’art ne se limite pas à sa partie visible. » Christian Mosar
Esch 2022 est-il l’occasion de construire de meilleurs liens professionnels entre le Luxembourg et ses voisins ?
Christian Mosar : Oui, absolument, mais j’ajouterai ici que ce que nous faisons avec les artistes, nous devons le faire aussi avec le public. Je l’ai constaté dans un autre contexte récemment, en discutant de cette problématique. Et j’ai observé que chaque fois qu’on évoque le public, on bute sur un manque de données. Dans le plan de développement culturel, rien n’est écrit à son sujet – on ne connaît pas grand-chose sur ses habitudes et préférences. Ce n’est pas quelque chose que nous pouvons faire en tant qu’année culturelle, mais d’autres acteurs pourraient être très utiles. Par rapport à Esch 2022, par exemple, il y aura une tranche du public qui sera cruciale : ce sont les frontaliers-ères. Qui sont une totale inconnue du point de vue de la culture luxembourgeoise. Les communes près de la frontière comme Russange ou Rédange sont à 95 pour cent habitées par des frontaliers-ères. Et on peut imaginer que ces gens, en rentrant chez eux, n’ont aucune possibilité de consommer de la culture et se tournent vers le Luxembourg – ce qui n’est pas un nouveau phénomène en soi, c’était le cas dans le passé pour les discothèques, les cinémas et les théâtres. Mais nous n’avons jamais vraiment essayé de demander aussi aux frontaliers-ères ce qu’ils et elles s’attendent de notre offre culturelle. C’est peut-être aussi une piste pour répondre à l’Union européenne quand celle-ci nous demande d’être plus européens dans nos actions pour faire avancer l’idée européenne par la culture. Et ici, nous avons la possibilité concrète de faire tomber les frontières aussi dans les têtes.
Danielle Igniti : Pour moi, les deux premières années culturelles ont surtout servi à institutionnaliser la culture, et je crois que celle de 2022 devrait aussi permettre de discuter de la valeur de la culture dans notre société. Et de se demander pourquoi la culture est là. Nous en avons des masses maintenant, peut-être même trop – il faut donner du sens à cela. Et je reviens sur l’histoire de ‘Superjhemp’, car je pense que Jeff Schinker (le journaliste du Tageblatt en question, ndlr) a raison quand il dit que la culture est un moyen pour changer les choses dans notre société. Cela a toujours été la motivation dans mon travail. Mais je crains que nous soyons en train de perdre cet aspect émancipateur et novateur de la culture.
N’est-ce pas aussi un des symptômes de la libéralisation et de la marchandisation du secteur culturel ?
Danielle Igniti : Oui, quand la culture est considérée comme un bien de consommation comme un autre, quand elle est vendue comme un jeans. Et surtout que le jugement s’arrête au succès d’un produit : s’il se vend, il est bon, et s’il ne se vend pas, il est nul.
C’est aussi une des conséquences de l’implication croissante des femmes et hommes politiques dans la scène culturelle.
Danielle Igniti : Pour moi, c’est toujours de mauvais augure quand les politicien-ne-s se mêlent de quoi que soit, surtout dans la culture. Certes, il y a des gens comme Serge Tonnar qui vont dire que ce sont les politicien-ne-s qui distribuent l’argent, alors que l’argent, à la base, c’est le sien. C’est un phénomène international qui ne se limite pas au grand-duché. Je viens de lire un article dans le quotidien allemand ‘Die Welt’ qui dit que la culture est en train de devenir un appareil d’abêtissement de masse, et c’est absolument vrai. Mais peut-être qu’il serait temps de refaire un peu de contre-culture. Mais là, je rêve. Je ne crois pas qu’on puisse faire cela avec les jeunes. Je vois comme ils se comportent : ils ne peuvent plus se concentrer – plus personne ne peut rester assis pendant 90 minutes pour apprécier un concert ou une pièce de théâtre. C’est la conséquence d’une éducation qui est passée au zapping.
« C’est toujours de mauvais augure quand les politicien-ne-s se mêlent de quoi que soit, surtout dans la culture. » Danielle Igniti
Christian Mosar : Peut-être qu’il faudrait les scotcher aux chaises ? (Rires.)
Selon l’accord de coalition, le ministère de la Culture devra être aussi à l’avenir un ministère des publics culturels – une bonne chose ?
Danielle Igniti : Oui, cela dépend de l’interprétation.
Christian Mosar : Le problème est ce qu’on fait de ces données. Si on ne s’oriente que vers ce qui plaît au plus grand nombre, la culture ne fait pas son boulot. Il faut savoir prendre certains risques.
Danielle Igniti : Oui, c’est un peu comme la politique référendaire. D’abord tu regardes ce que les gens veulent, et ensuite tu adoptes leur discours. Pour moi, c’est l’inverse. Au centre culturel opderschmelz, je force les gens à venir voir des spectacles qu’ils n’auraient peut-être pas regardés avant. Je veux leur donner le goût de la découverte. Et ça, c’est vraiment difficile – surtout pour les politicien-ne-s, qui fonctionnent autrement. Combien de fois on m’a demandé pourquoi je ne programmais pas ‘Hoppen Théid’ à Dudelange ! Comment est-ce qu’on peut me poser cette question ? Je réponds toujours par : ‘Est-ce que tu es socialiste ou quoi ?’ Et à l’argument que ce spectacle n’a aucun niveau, qu’il est misogyne et homophobe, on me répond toujours que la salle est pleine. Il faut absolument contrer cette évolution, et pour cela il faut des personnalités qui ont le courage de le faire – ces dernières sont toutes en train de plier bagage. Et les jeunes, comme Ainoa Achutegui, une femme jeune et dynamique qui occupe un poste important, on leur met des bâtons dans les roues tout le temps.
Est-ce que le nouveau vent vert qui souffle sur le ministère de la Culture, avec la nomination de Sam Tanson, pourra améliorer les choses ?
Christian Mosar : Bien sûr que les choses pourront aller mieux, et je suis même persuadé qu’elles vont s’améliorer. Personnellement, je suis très content de ce changement : c’est une jeune femme cultivée et qui sait de quoi elle parle. Je suis donc très enthousiaste, et cela sans être membre du parti Déi Gréng. C’est un bon départ pour les cinq ans à venir.
Danielle Igniti : Je suis absolument d’accord avec Christian sur ce point.
La nouvelle femme à la barre de la culture a aussi un outil qui s’appelle KEP 1.0, le fameux plan de développement culturel – est-ce un document important pour vous ?
Danielle Igniti : Oui, seulement, je ne pense que ce soit un plan de développement culturel, mais plutôt un plan pour une réforme administrative du ministère. Et c’est absolument nécessaire. Je crois qu’au ministère, ils et elles se sont définitivement un peu endormi-e-s. Il n’y avait plus de tête pensante, plus personne avec une vision, plus personne qui aurait donné une direction. Parfois, je pense avec nostalgie à l’époque de Guy Dockendorf – même si nous le critiquions tout le temps, mais c’est le propre du domaine de la culture.
Christian Mosar : C’est un phénomène qui est probablement propre au Luxembourg : maugréer quand les choses vont bien, et quand elles ne vont pas bien, crier pour avoir une maman ou un papa qui prendrait les choses en main. C’est quelque chose qui m’a sauté à l’œil lors de l’élaboration du KEP : personne n’a demandé une alternative à ce plan, personne n’a dit que le secteur culturel avait besoin d’une autre approche. Au contraire, on a demandé un certain dirigisme. Si j’étais artiste, je ne me retrouverais pas dans cet amas de tableaux Excel, deadlines et rétroplannings – on peut l’essayer dans la culture, mais pas dans l’art.