Tous les droits humains sont indissociables et doivent être traités sur un pied d’égalité, en leur accordant la même importance. Ce principe est communément appelé « principe de l’indivisibilité des droits humains ». De nombreux textes internationaux s’y réfèrent.
Les droits économiques, sociaux et culturels (« l’antidote à la misère » : le droit au logement, le droit à la santé, etc.) sont donc censés bénéficier de la même attention que les droits civils et politiques (« l’antidote à la terreur » : le droit à un procès équitable, la liberté de pensée, de conscience et de religion, etc.). Pourquoi ? Parce que si la liberté est reconnue mais que les conditions matérielles font défaut pour l’exercer, elle n’existe pour ainsi dire pas.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et dans les trois décennies qui suivirent, l’affirmation solennelle des droits économiques, sociaux et culturels comme droits de l’Homme faisait écho aux aspirations à la justice sociale portées par les représentants des nations colonisées accédant à l’indépendance. L’âge d’or de « l’État providence » en Occident rendait le discours sur les droits économiques, sociaux et culturels acceptable aux yeux des dirigeants du Nord global. Le ver était toutefois dans le fruit dès l’origine : les droits économiques, sociaux et culturels, droits « créances » supposant l’intervention des États invités à les mettre en œuvre « au maximum de leurs ressources » (Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, 1966), ne pouvaient, par nature, bénéficier de la même effectivité que les droits civils et politiques, droits « attributs » directement applicables.
Le cours historique des choses va acter la relégation des droits économiques, sociaux et culturels à un dispositif de second rang. Les mécanismes de contrôle et de sanction des droits civils et politiques se mettront en place rapidement et à une large échelle géographique ; ils tarderont à l’être et resteront très modestes pour les droits économiques, sociaux et culturels. Le Traité international de 1966 consacrant spécifiquement ces droits-là ne sera jamais ratifié par les États-Unis. Dans le champ de la société civile, ce n’est qu’à partir des années 2000 qu’Amnesty International, l’ONG reconnue pour ses combats en faveur des droits de l’Homme, commencera à s’intéresser à leurs versants économique, social et culturel. Enfin, on constate que dans l’imaginaire collectif et dans les discours publics, la notion de droits humains se réfère presqu’exclusivement aux droits civils et politiques.
« Que valent les droits économiques, sociaux et culturels dans l’ordre économique international quand les politiques fiscales de certains États aboutissent à priver d’autres d’importantes recettes ? »
Aussi nous faut-il ici nous interroger : que valent les droits économiques, sociaux et culturels dans l’ordre juridique des États quand celui ou celle qui s’en prévaut est en conflit avec une personne pouvant s’appuyer sur l’arsenal robuste, national et international, du droit privé (propriété privée, propriété intellectuelle, droit des sociétés, droit des sûretés, etc.), ce « code du capital » (Katharina Pistor) qui précisément est généré pour conférer à son bénéficiaire un avantage déterminant ? Que valent les droits économiques, sociaux et culturels dans l’ordre économique international quand les politiques fiscales de certains États aboutissent à priver d’autres d’importantes recettes ? Qu’ont pesé, en 2015, les droits économiques, sociaux et culturels des citoyennes et citoyens grecs lorsque les institutions financières internationales ont imposé une sévère cure d’austérité à leur pays ? Que pèsent les droits économiques, sociaux et culturels dans les méthodes d’analyse ESG (critères d’évaluation environnementaux, sociaux et de gouvernance) des entreprises, quand on sait qu’aucun indicateur ne cherche à refléter la façon dont est répartie la richesse produite en leur sein entre actionnaires, travailleurs et travailleuses et communautés locales affectées ?
Une personne issue du Sud global pourrait-elle se prévaloir d’un droit économique, social ou culturel pour contraindre un bailleur de fonds à intervenir à son profit ou une institution internationale à s’abstenir d’imposer des mesures d’austérité ? La réponse est bien entendu non. Les droits économiques, sociaux et culturels ne sont pas de même nature et ne bénéficient pas de la même effectivité que les droits civils et politiques. Pourrait-on d’ailleurs, dans un ordre économique mondial caractérisé par les politiques et les pratiques néolibérales, imaginer une quelconque substance aux droits économiques, sociaux et culturels en tant que droits humains, quand les exigences de réduction des dépenses publiques, de privatisations des services publics et de dérégulation des marchés propres à cet ordre hégémonique prennent la direction opposée aux besoins d’investissements collectifs et de régulations indispensables à leur réalisation ? Dans la réalité néolibérale, ce sont les lois du marché qui doivent prévaloir et être protégées par l’État. En aucun cas, les droits économiques, sociaux et culturels ne peuvent agir comme des contraintes ; ils ne seront d’aucun secours, en tant que droits humains, si un État décide de supprimer un droit social consacré dans son droit positif ou de réduire la portée d’une disposition protectrice.
L’indivisibilité des droits humains est un leurre si l’on prétend qu’elle peut coexister avec l’ordre économique mondial contemporain. Elle est vide de sens si les droits économiques, sociaux et culturels n’ont pas de contenu effectif en tant que droits humains. De surcroît, sa proclamation répétée dans les cénacles institutionnels crée l’illusion que la transformation sociale qu’exige leur réalisation pourrait résulter de processus juridiques et judiciaires, alors que ceux-ci sont inopérants ou inoffensifs. Les textes internationaux sont muets sur la façon dont peuvent advenir ces droits. Leur défense et leur réalisation passent par l’action sociale et politique.