Lampedusa
 : Tellement de vent, si peu d’air

La semaine dernière s’est tenue la septième édition de « LampedusaInFestival ». L’occasion de porter un regard poétique et combatif sur une île symbole.

Concert spontané des deux côtés du hotspot de Lampedusa, le 25 septembre dernier.
 (Photo : Marco Godinho)

Concert spontané des deux côtés du hotspot de Lampedusa, le 25 septembre dernier.
 (Photo : Marco Godinho)

« Lampidusa ». Le nom sicilien de l’île vient du mot grec pour rocher, huître ou torche. Cent treize kilomètres à l’est de la ville de Mahdia, en Tunisie. Cent soixante-douze kilomètres à l’ouest-sud-ouest de Malte, mais 15 fois plus petite avec ses 20,2 kilomètres carrés. Population : 6.304 habitants, rassemblés dans le « paese » (village) qui s’étire entre l’ancien et le nouveau port, dans un abri naturel peu profond au sud-est de l’île. Le paese est quadrillé par des ruelles qui débouchent toutes sur la bruyante via Roma. Cette rue principale donne la mesure de la conscience de soi que peuvent avoir les petites îles, avec ses murs, étals ou véhicules arborant la « Lampedusine » – l’intrigante forme de l’île, qu’on retrouvera comme logo commercial, porte-clés ou magnet, voire comme tatouage sur l’avant-bras d’un habitant.

Lampedusa a beau se vendre comme un petit bout de paradis, on ne ressent guère de sentiment d’évasion : même la nuit, les lumières rouges des installations militaires indiquent les trois caps principaux. Ce ne sont pas les torches évoquées précédemment et qui pourraient être à l’origine du nom de l’île, mais des radars et des installations de transmission qui rappellent à tout moment l’utilisation – et l’abus – que le continent fait de l’île comme avant-poste stratégique. Gastéropode ou oreille de lapin, plongeoir ou gouvernail, le contour de Lampedusa offre maintes possibilités d’interprétation pour un test de Rorschach. On pourrait aussi penser à une mitraillette dont le canon pointerait vers l’ouest. L’anxiété est dans l’air, même dans la garrigue ; hors du paese, un véhicule sur trois est militaire. Trouver un coin tranquille sur une plage ou dans une crique est malaisé : les bateaux de Frontex bouchent l’horizon. Quelquefois, la nuit, d’étranges bruits électriques venus du ciel couvrent le vacarme des criquets.

Les ministres discutent…

Selon une peinture murale dans la « Biblioteca per bambini e ragazzi », la bibliothèque des enfants, Lampedusa pourrait aussi avoir la forme d’un fer à repasser, peut-être pour redresser les pliures de la carte, telle cette frontière imaginaire qui sépare l’Europe de l’Afrique. La semaine du 21 septembre, par coïncidence en même temps qu’un sommet européen sur les migrations à Luxembourg, « PortoM », la grotte un peu cachée sur les hauteurs de l’ancien port et qui sert d’entrepôt pour les objets laissés derrière eux par les migrants, a accueilli un forum contre les frontières (« Forum ControFrontiere ») dans le cadre de la septième édition de « LampedusaInFestival ». Le 23 septembre, au cœur du continent, les dirigeants européens ont joué avec les chiffres des quotas de réfugiés, décidant des montants et du personnel à injecter dans Frontex et discutant d’une sécurisation accrue des frontières extérieures de l’UE. Pendant ce temps, à 1.654 kilomètres, plus de quarante activistes antifrontières venus de Lampedusa, de Tunisie, de Melilla, de Vintimille, de l’est de la Grèce et d’autres zones frontières méditerranéennes et au-delà (Calais inclus) partageaient leurs expériences. Ils ont débattu des meilleures solutions pour résister à la militarisation des frontières, pour stopper les déportations et pour sensibiliser le public à l’existence de centres de rétention – souvent floutés ou simplement non identifiés sur Google Maps, par exemple -, dont certains viennent d’être renommés « hotspots » par le Conseil européen.

… le hotspot chante et danse

En plus des débats, projections de films, concerts et autres lectures poétiques, le programme du festival comportait deux importants rendez-vous de protestation le vendredi 25 septembre. Le premier était une visite à la station radar Loran, située à Albero Sole, le point le plus haut de l’île (133 m). Là, une statue de Jésus sur la croix se trouve face à une tour de transmission de 190 mètres sous haute surveillance, installée à l’origine par l’Otan. Antonio Mazzeo, expert dans le domaine de la militarisation des frontières, a fait un point informel sur la situation locale et une banderole où l’on pouvait lire « No Radar, Sì Scuole » (non aux radars, oui aux écoles) a été déployée sur le fil de fer barbelé. La seconde action a eu lieu devant le grillage du centre de rétention, dissimulé dans une vallée près d’Imbriacola, au centre de l’île. Prudemment, les participants ont descendu la pente menant au centre, brandissant une banderole indiquant « No War, No Hotspot ». Au bord du fossé qui entoure le grillage, la manifestation s’est spontanément transformée en concert improvisé : d’un côté, les activistes ont entonné des chansons siciliennes, accompagnés à la guitare par Giacomo Sferlazzo ; de l’autre, un groupe de femmes et de jeunes filles gambiennes et érythréennes, presque tout de blanc vêtues, battaient des mains en riant et chantant. « O mammà, i’ mi vogghiu marità… » (Maman, je veux me marier.)

Détail de la peinture murale de la bibliothèque pour enfants, via Roma. (Photo : Antoine Cassar)

Détail de la peinture murale de la bibliothèque pour enfants, via Roma. (Photo : Antoine Cassar)

Elles avaient été sauvées des eaux le week-end précédent, et séparées des membres masculins de leurs familles, qui avaient déjà été envoyés sur le continent. Des antipasseports poétiques ont été jetés par-dessus le grillage. À l’intérieur du camp, la police enregistrait le tout en vidéo sans pourtant intervenir ; vers la fin, un policier a même esquissé quelques pas de danse. C’est le cœur lourd que les participants sont repartis. Une demi-heure de solidarité et de gaieté, et puis retour à la « normalité » silencieuse et absurde tant pour eux que pour ces femmes enfermées.

Lampedusa a aussi la forme d’une clé ou d’une scie à bras. Comme l’a évoqué Giacomo Sferlazzo à la fin du festival, « devant le centre de rétention d’Imbriacola, j’aurais voulu couper le grillage et dire à ces femmes : ‘Voilà, vous pouvez y aller, ensemble nous sommes plus forts que l’État et ce monde malfaisant, nous sommes plus forts que la télévision, que le pape, que le maire, que l’Europe, que l’Otan…’ J’aurais voulu attacher un ballon à chacune afin qu’elle s’envole, désarmer les policiers et leur dire qu’ils ne sont que des esclaves du capital et de la mafia étatique, mais tout ce que nous avons pu faire, c’est parler et chanter avec ce petit bout d’Afrique et montrer notre amour, merde, l’amour, ce mot qui commence à me dégoûter mais que nous devons transformer en manifeste, un manifeste de mille pages écrit avec ce mot uniquement, avec l’encre de notre sang ».

Dans le vocabulaire de la géographie, un « hotspot » est un volcan sous-marin. Une semaine après les manifestations et le concert spontané, des personnalités politiques ont convergé vers Lampedusa pour marquer le deuxième anniversaire du naufrage de l’isola dei Conigli, dans lequel 366 personnes originaires de la corne de l’Afrique ont péri. Le 3 octobre est désormais la « Giornata della Memoria e dell’Accoglienza » (Journée de la mémoire et de l’accueil), par coïncidence le jour où l’Italie envahit l’Éthiopie en 1935. Juste avant les commémorations, les femmes du hotspot se sont unies à de nouvelles arrivantes pour organiser une action de protestation ; elles ont exigé d’être conduites sur le continent, lançant des pierres sur les agents de police. Certaines ont même réussi à s’enfuir.

Vers une île bastion militaire ?

Lampedusa a également la forme d’une aiguille des minutes. Même le temps y est répressif : à Lampedusa, il est toujours moins le quart. Pas assez de temps pour commencer ou terminer quelque chose. On ne peut que patienter, tant dans le centre de rétention qu’en dehors. La population de l’île vit dans un état permanent d’attente. Attente par exemple de l’arrivée du prochain bateau de réfugiés – l’attention des médias a beau s’être tournée vers l’exode syrien, les Africains continuent d’affluer par milliers. Ou bien de la prochaine étape de l’UE dans la construction d’une énorme île Schengen. Ou encore de ce qu’il va advenir de Lampedusa, à la lumière des rumeurs qui circulent depuis 2009 et selon lesquelles le gouvernement aurait décidé de dépeupler l’île pour en faire une énorme base militaire. Lampedusa n’a plus d’hôpital ou de clinique, personne ne naît dans l’île (les femmes enceintes arrivées à terme sont évacuées vers Palerme par les airs), l’école manque de personnel, sans oublier le taux de cancer plus élevé que la moyenne… autant de signes que les habitants interprètent comme un encouragement à l’émigration.

Le fer à repasser chauffe, la mitraillette reste en joue, la clé et la scie rouillent toujours. L’oreille de lapin continue d’écouter, la guitare susurre sa mélodie, le gouvernail se ballotte dans l’écume. Pourtant le temps refuse de passer et l’attente continue. Les Lampédusiens se saluent avec l’expression « O scià ! », apocope de « sciato », qui se traduit par « mon souffle » employé pour dire mon ami, mon amour. Comme la plupart des oliviers et des acacias ont été coupés au 19e siècle pour le chauffage, la surface aride de l’île est battue par le vent qui s’insinue dans les criques. L’air a beau être la chose la plus précieuse à Lampedusa, malgré les vents violents, il semble qu’il n’y en ait jamais assez pour respirer.

Antoine Cassar est poète et activiste antifrontières. Il a fait l’objet d’un portrait dans le woxx 1333.

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