Les femmes migrantes face à la violence : « On ne peut pas leur garantir qu’elles vont être protégées »

Selon l’ONU, 83 % des personnes exploitées sexuellement à travers le monde sont des femmes migrantes. Un chiffre frappant et un phénomène mondial auquel n’échappe pas le grand-duché. Violences physiques, économiques, sexuelles : les femmes migrantes au Luxembourg constituent une population particulièrement vulnérable. Et que faire quand les institutions qui sont censées les protéger les laissent sur le carreau ? C’est ce qu’ont tenté d’éclaircir et de solutionner plusieurs travailleuses sociales de l’Asti et des juristes de Passerell, une association de droit pour la défense des demandeurs·euses d’asile.

La situation des femmes migrantes au grand-duché est alarmante. (Photo : Mine Demirkurt/Pexels)

« Nous sommes confrontées à ces situations quotidiennement, et dans la plupart des cas on ne peut rien faire. Quand la personne a trop à perdre pour parler, on ne peut pas l’y obliger » : c’est le constat que fait d’emblée Jessica Lopes, assistante sociale à l’Asti. Mais plutôt que de se résigner, accompagnée de ses collègues de terrain à l’occasion d’une conférence sur les violences faites aux femmes migrantes, elle a proposé des solutions concrètes après avoir énoncé les difficultés inhérentes à la « double peine » d’être à la fois femme et migrante au Luxembourg.

« Les premières fois où j’ai été confrontée à la manière dont les femmes sans titre de séjour et victimes de violences sont traitées au Luxembourg, je ne pouvais pas y croire », confie Jessica Lopes. Et pour cause, la situation des femmes migrantes est alarmante au grand-duché : dénonciations auprès de la Direction de l’immigration alors qu’elles portent plainte pour violences domestiques, expulsions du territoire parce qu’elles n’ont pas de titre de séjour, etc. En tentant d’échapper aux violences dont elles sont victimes, les femmes migrantes du pays subissent de plein fouet les violences institutionnelles.

Au lieu d’être protégées, elles sont criminalisées, souligne Laurence Hever, assistante sociale au Guichet info migrants : « On ne peut pas leur donner la garantie qu’elles vont être protégées par la police, et, pire encore, il se peut qu’elles soient criminalisées également, parce qu’elles n’ont pas de titre de séjour valable. » Pour ne pas être expulsées, les femmes dites « sans-papiers » vont donc très rarement signaler à la police les abus dont elles sont victimes, même si théoriquement les autorités sont censées les protéger.

Il est très compliqué pour toute femme de se rendre à un poste de police pour porter plainte et raconter en détail les violences qu’elle a subies. C’est encore plus dur pour une femme migrante, à cause non seulement des risques qu’elle court, mais aussi de la barrière linguistique et d’une fréquente méconnaissance de ses propres droits. Malgré tout, certaines femmes migrantes prennent leur courage à deux mains et décident de briser le cycle de la violence dans lequel elles se trouvent en se rendant au commissariat. Mais, une fois arrivées, leur situation expliquée, leur plainte peut être refusée. C’est ce qu’a vécu une femme migrante d’origine marocaine, qui témoigne dans une vidéo de l’Asti : « Quand j’étais enceinte, j’ai vécu beaucoup de violences avec mon compagnon. Il m’a poussée, il m’a insultée. J’étais enceinte, et moi je n’ai personne ici, alors j’ai dû appeler la police pour me protéger de lui. Après 30 minutes, ils sont venus et ils m’ont emmenée pour voir ce qu’était le problème. Quand j’ai dit que je n’avais pas de papiers, ils m’ont laissée au poste de police à peu près 5 ou 6 heures. Ensuite, ils ont reçu l’ordre que je devais quitter le territoire. Ils m’ont prise, ils m’ont laissée à l’arrêt de bus, et j’étais toute seule. Sans rien, sans papiers, sans argent, sans rien du tout. »

Un système qui contraint les victimes au silence

On demande souvent aux femmes de briser le silence autour des violences à leur encontre, comme si cette responsabilité leur incombait. On a tendance à oublier que ce ne sont pas les femmes victimes de violences qui font régner ce silence, mais que c’est toute une société et des institutions patriarcales qui font taire les victimes. Une injonction au mutisme d’une violence sans égale que subissent les femmes migrantes.

Qu’en est-il des femmes qui ont un titre de séjour valable ? Peuvent-elles signaler les agressions à leur encontre sans craindre de répercussions ? La loi sur l’immigration de 2008 peut mener à des abus. Selon cette loi, on peut migrer au Luxembourg pour une raison spécifique : soit pour une chose, par exemple des études ou un emploi, soit pour une personne. Des conditions qui créent parfois des situations à haut risque de dépendance et de violences.

Les femmes migrantes subissent en effet des formes de coercition liées à leur titre de séjour. Lorsqu’elles migrent au Luxembourg pour un emploi, elles peuvent être soumises à des situations de contrôle et d’abus. Il n’est pas rare que les travailleuses sociales de l’Asti rencontrent des femmes migrantes exploitées par leur employeur. Elles viennent au Luxembourg pour travailler, et, une fois qu’elles sont sur place, l’employeur décide par exemple d’augmenter la charge de travail. La femme est alors bloquée : si elle se plaint, elle risque de perdre son emploi et donc la condition de son séjour au grand-duché.

Des situations glaçantes de ce type, les assistantes sociales de l’Asti en voient au quotidien. Laurence Hever se souvient d’une jeune étudiante qui logeait pour un prix assez bas chez quelqu’un de clairement étrange. La personne a finalement abusé de l’étudiante, qui a dû trouver un autre logement afin de pouvoir renouveler son titre de séjour.

Mais quand une femme obtient un titre de séjour comme membre de famille d’un·e résident·e au Luxembourg, elle risque là aussi de se retrouver dans une situation de violence. « Ces personnes vont être entièrement dépendantes du regroupement qui les a fait venir », résume ainsi Laurence Hever. Si une femme migrante victime de violences porte plainte, elle peut perdre son titre de séjour et être obligée de quitter le pays.

Encore des entraves

Outre un parcours migratoire marqué par la violence, les femmes migrantes font face à des obstacles supplémentaires : barrière linguistique, manque d’accès aux informations et au système judiciaire, vulnérabilité socioéconomique, isolement social et, bien entendu, racisme.

Lorsqu’une femme est victime de violences domestiques, une des premières solutions à laquelle elle va penser est de quitter son domicile et de trouver refuge chez un proche ou dans un foyer pour femmes. Mais là encore, les choses sont loin d’être simples pour une femme migrante au grand-duché. D’une part, parce que la plupart du temps elle est extrêmement isolée, éloignée de son réseau familial. D’autre part, parce qu’elle va bien souvent faire face à une autre forme de discrimination : le manque d’accès aux structures d’accueil pour femmes. En effet, le statut administratif d’une femme migrante constitue un frein à l’accueil dans certains foyers, et les critères d’admission varient d’un établissement à l’autre. Pourtant, en théorie, ne pas détenir de titre de séjour ne devrait pas empêcher une femme de trouver refuge dans une de ces structures.

D’autres entraves s’ajoutent encore. Zeineb Chaouabi travaille au Guichet info migrants de l’Asti. Elle relate des situations très compliquées, où des femmes suivies par des travailleurs·euses sociaux·ales sont dirigées vers ce service pour régler des questions concernant leur situation administrative. Il est arrivé que « ces femmes perdent leur droit de séjour parce que les documents nécessaires n’avaient pas été envoyés à temps ».

Des solutions méconnues et rarement appliquées

(Photo : Ebi Zandi/unsplash)

Pourtant, des lois existent pour soutenir les femmes migrantes, même si le système judiciaire peine à les protéger. Lorsqu’une femme est victime de violences et qu’elle a un titre de séjour comme membre de famille, la loi sur l’immigration de 2008 lui permet de revendiquer un titre de séjour autonome, à condition qu’elle puisse prouver la situation de violence, ce qui peut s’avérer très complexe. D’autant plus que de nombreuses victimes, mais aussi de travailleur·euses sociaux·ales, ne connaissent pas cette possibilité.

Juliana Wahlgren, directrice de Revibra Europe, un réseau offrant soutien et assistance aux femmes migrantes victimes de violences domestiques et de discriminations, souligne qu’il existe des protections au niveau européen pour ces femmes. La convention d’Istanbul, qui définit juridiquement la violence à l’égard des femmes, est en vigueur au Luxembourg depuis décembre 2018. Elle stipule que toutes les formes de violence envers les femmes doivent être prévenues et sanctionnées. Peu importe le statut administratif de la victime, qu’elle soit migrante, réfugiée, ou non. Pourtant, les travailleuses sociales de l’Asti sont unanimes : les femmes migrantes ne bénéficient pas du même soutien qu’une victime non issue de la migration.

La directive européenne sur les victimes de 2012 déclare, elle aussi, que la victime doit être protégée par la police, qu’elle ait ou non des papiers. Or, en pratique, cela se déroule rarement de cette manière : « Si on dit à la police que cette femme est protégée par la directive de 2012, les agents commencent à rigoler, ils s’en fichent », déplore Juliana Wahlgren.

Des revendications et propositions

Pour mieux faire face à la complexité du terrain, les associations Passerell et Médecins du monde ont réalisé ensemble une brochure : « Hands Off. Droits & ressources pour les femmes migrantes victimes de violences domestiques et les professionnel·les qui les accompagnent ». Elle vise à répondre à ce manque d’informations concrètes et vulgarisées en informant les femmes migrantes de leurs droits et des moyens qui existent pour conserver leur titre de séjour. « C’est la répétition de tous ces récits que nous avons collectés qui nous a poussés à chercher des informations correctes », expliquent les associations. Cette brochure n’est disponible pour l’instant qu’en français, ce qui n’est pas idéal pour atteindre l’ensemble du public cible, mais une traduction en anglais est prévue.

Parmi les solutions évoquées, l’Asti recommande vivement la formation du personnel qui travaille auprès des victimes de ces violences, afin qu’il puisse mieux accompagner ces femmes. L’association revendique aussi la régularisation de toutes les personnes en situation irrégulière : pour elle, c’est la seule manière pour les femmes migrantes de voir leurs droits respectés ainsi que leur accès à la justice et à une protection assuré. Adopter une réglementation nationale pour garantir l’accès inconditionnel aux foyers d’accueil pour toutes les victimes de violences, peu importe leur statut, fait également partie des recommandations de l’Asti. Mais aussi interdire à la police de dénoncer à la Direction de l’immigration les femmes en situation irrégulière qui viennent porter plainte.

De toutes ces violences, Jessica Lopes en est convaincue, « on ne voit que la pointe de l’iceberg : je pense que la grande majorité des femmes qui vivent dans ces situations n’en parlent à personne ».

 

« Les premières fois où j’ai été confrontée à la manière dont les femmes sans titre de séjour et victimes de violences sont traitées au Luxembourg, je ne pouvais pas y croire. » Jessica Lopes, assistance sociale à l’Asti.

 


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