Le livre-événement de l’année 2019 est paru en janvier – du moins en ce qui concerne le bruissement dans le landerneau littéraire français et au-delà. Pourtant, « Sérotonine » n’est pas la révélation cathartique que certain-e-s aimeraient y voir.
Oui, Houellebecq parle beaucoup de sa bite dans son dernier livre. Et de là où il l’a fourrée, où il aimerait la fourrer encore, mais aussi de ses regrets de l’avoir mise à des endroits qui lui ont finalement brisé… le cœur. Ou devrait-on plutôt dire que le protagoniste du dernier Houellebecq tourne un peu trop autour de son zob ? Car Florent-Claude Labrouste ne rappelle pas, du moins physiquement, l’écrivain qui cultive l’image de l’artiste frêle, l’éternelle clope vissée au bec et le prochain verre de Ricard à portée de main. Les deux se mêlent dans ce récit, sans surprise, de la déchéance d’un homme qui n’attend plus rien de la vie et qui voit se défaire un à un les fils qui l’y reliaient.
« Sérotonine » est une longue lettre d’adieu à une vie ratée, un dernier passage en revue des blessures qui ne cicatrisent pas et où même les réouvertures des plaies ne peuvent plus procurer une sensation assez forte pour rester attaché à la vie. Dégoûté par son amante japonaise, Labrouste choisit le chemin du disparu volontaire et entame dès lors une tournée dans son passé, comme s’il était devenu lui-même le fantôme qui le hantait. Un peu comme son seul ami Aymeric, un noble dans son château normand, qui se tue à la tâche d’agriculteur bio en pleine crise du prix du lait et de la libéralisation des marchés forcée par l’Union européenne. Houellebecq peint comme dans « Soumission », son précédent ouvrage, une société française en pleine décomposition et fascinée par son propre pourrissement.
Cette entreprise d’autodestruction n’est pas sans rappeler le travail du philosophe suisse Henri-Frédéric Amiel, l’auteur du plus long journal intime connu (17.000 pages) – et qui poursuivait l’idée de l’autodissolution de son esprit par la pensée, au point de finalement devenir fou. Ce sont surtout les dernières pages de « Sérotonine », presque insoutenables de pathétisme (une conversion quasi christique), qui rappellent l’œuvre de celui à l’origine du bon mot : « Chaque paysage est un état d’âme. »
Mais cela n’en fait pas un mauvais livre. Au contraire, « Sérotonine » est difficile à qualifier. Une lecture uniquement féministe par exemple serait sûrement génératrice de nausées et vomissements : les commentaires machistes et dégradants à l’encontre de (presque) toutes les femmes de la vie du narrateur ne sont clairement pas à l’heure du #metoo. Pourtant, Houellebecq réussit à mettre en scène de façon crédible un homme blessé à mort par son incapacité à aimer et à désirer – et qui compense par des réparties brutales ce qui lui a échappé. Comment expliquer autrement des passages comme : « Je ne crois pas faire erreur en comparant le sommeil à l’amour ; je ne crois pas me tromper en comparant l’amour à une sorte de rêve à deux, avec il est vrai des moments de rêve individuel, des petits jeux de conjonctions et de croisements, mais qui permet en tout cas de transformer notre existence terrestre en un moment supportable – qui en est même, à vrai dire, le seul moyen. »
Ayant perdu ce moyen, Labrouste sombre dans la dépression, les médicaments (les antidépresseurs ouvrent et closent la narration), l’alcoolisme (la bouteille n’est jamais loin) et se heurte à un monde dont il ne saisit plus la complexité. Rongé par les regrets et perdu dans l’apitoiement sur soi-même, il teste encore et encore sa résistance contre les pulsions qui le pousseraient au crime – pour finalement comprendre que même pour cette voie, il est bien trop médiocre.
Alors certes, « Sérotonine » a été écrit pour polariser et pour faire scandale – dans l’optique de faire vendre. D’ailleurs, le narrateur s’adresse plusieurs fois au lecteur dans le livre, lui faisant comprendre qu’il est conscient d’être lu – on est loin du poète romantique couchant son blues dans un antre mal chauffé. Il pose d’emblée la question : pour ou contre Houellebecq ? À laquelle nous répondrons par un ni pour ni contre. Le livre en soi est d’une belle consistance littéraire, à la fois drôle et touchant – mais le tohu-bohu qu’il a suscité n’est rien d’autre qu’un jeu commercial mis en scène par l’éditeur et joué avec bienveillance aussi bien par la presse littéraire que par… l’auteur lui-même.