Selon Jean Asselborn, « c’est à cause de Dublin et non en tant que Luxembourg » que le Luxembourg renvoie des dubliné-e-s en Italie.
Des années durant, la route méditerranéenne centrale partant de la Libye était la voie privilégiée par les migrant-e-s pour quitter l’Afrique du Nord à destination de l’Italie ou de Malte. En février 2017, l’UE conclut un accord avec la Libye pour réduire massivement l’arrivée de migrant-e-s. En 2016, un accord similaire avec la Turquie avait déjà permis de juguler les flux sur la route de la Méditerranée orientale.
Lundi, l’agence Frontex a annoncé que « le nombre de passages de frontière irréguliers est au plus bas depuis cinq ans ». Dans le même temps, le nombre d’arrivant-e-s sur la route ouest de la Méditerranée aurait doublé pour la deuxième fois en deux ans, faisant de l’Espagne la route migratoire actuellement la plus active.
« On dit qu’il y a 90 pour cent de demandes en moins dans l’UE et certains s’en enorgueillissent. Or, c’est que nous avons fermé l’Europe », a déclaré Jean Asselborn à l’« Aachener Zeitung » la semaine dernière. Très habile sur le parquet international, où il se positionne régulièrement en fervent défenseur de la solidarité européenne, le ministre de l’Immigration et de l’Asile l’est moins lorsqu’il s’agit d’assumer les incohérences dans la politique d’accueil nationale. Il donne alors rapidement l’impression d’être dépassé par la situation.
Ainsi, fin janvier, lorsqu’il indiquait au Wort l’arrivée par train depuis l’Italie de dublinés érythréen-ne-s qui rendraient « ingérable » la situation au Luxembourg. Ou lors de la présentation, lundi, du « Bilan en matière d’asile, d’immigration et d’accueil » qui confirme que pour la première fois au mois de janvier cette année les Érythréen-ne-s étaient plus nombreux que les Syrien-ne-s. À cette occasion, Jean Asselborn a annoncé « 284 nouveaux arrivants » le mois dernier. Et de souligner une nouvelle fois que « si cela devenait la règle, la situation deviendrait ingérable ».
Les conséquences de la politique de Matteo Salvini
Fernand Kartheiser, député ADR, n’a pas hésité à rebondir sur cet aveu d’échec, estimant que Jean Asselborn verrait à présent « les dégâts de sa propre politique », arguant que la désormais célèbre invective contre le ministre de l’Intérieur italien en septembre dernier aurait été interprétée par les Érythréen-ne-s comme une invitation « à venir au Luxembourg ».
« Il y a une certaine naïveté à penser que les Érythréens qui ont fui la Libye et puis l’Italie sont à l’écoute de M. le ministre Asselborn », commente Cassie Adélaïde, cofondatrice de l’asbl Passerell, qui vient en aide aux demandeurs-euses d’asile. « L’élément à l’origine du soudain afflux secondaire est la conséquence directe de la politique de Matteo Salvini. Rappelons que tous les jours en Italie, des camps sont vidés, des personnes sont mises à la rue, qu’elles soient demandeuses d’asile ou bénéficiaires du statut de protection internationale », explique celle dont l’association a révélé récemment que parmi les dubliné-e-s renvoyé-e-s en Italie, beaucoup se retrouveraient en effet dans la rue, sans aucun appui.
L’exode érythréen
Avec 2.205 demandes, par rapport à 2.318 en 2017 et 2.036 en 2016, le nombre de demandes de protection internationale est en baisse. Du moins à première vue : car à retirer du bilan de 2017 les 353 personnes relocalisées depuis l’Italie et la Grèce, et de celui de 2018 les 20 personnes arrivées au Luxembourg depuis Malte (des navires « Aquarius » et « Lifeline » plus précisément), on constate une augmentation nette de 220 demandes pour 2018 par rapport à l’année précédente.
Avec un changement notable, à savoir que l’Érythrée (depuis la réouverture de la frontière avec l’Éthiopie) est effectivement devenue le premier pays avec 392 demandes, derrière la Syrie (227), l’Irak et l’Afghanistan. Les Érythréen-ne-s arrivent également en deuxième place des bénéficiaires du statut de réfugié-e avec 309 personnes, derrière les Syrien-ne-s et les Irakien-ne-s. Parmi les 36 mineur-e-s non accompagné-e-s demandeurs-euses de protection internationale, encore plus jeunes qu’en 2017, l’Érythrée arrive également en tête.
Même constat au SHUK (Structure d’hébergement d’urgence Kirchberg) où sont logées les personnes tombant sous le champ d’application du règlement Dublin III. Sur les 2.371 décisions prises par la Direction de l’immigration en 2018, le nombre de décisions d’incompétence concernant les dubliné-e-s reste élevé. La plupart des transferts ont lieu vers l’Allemagne et la France. L’Italie vient en troisième place.
Selon Jean Asselborn, si le Luxembourg continue d’expulser, « c’est à cause de Dublin et non en tant que Luxembourg ». C’est ainsi qu’un ministre de l’Immigration et de l’Asile visiblement énervé a décrit, lundi, le grand écart qui caractérise la position actuelle du Luxembourg dans la crise provoquée par le gouvernement italien. Le ministre a toutefois assuré que les personnes « vulnérables » ne seraient pas renvoyées en Italie. Pour ce qui concerne les autres, il aurait adressé un courrier à la Commission pour obtenir leur suivi. Enfin, il aurait chargé l’ambassade du Luxembourg en Italie d’assurer qu’aucune de ces personnes ne coure le risque de se retrouver dans la rue.
Cette annonce ne convainc pas Cassie Adélaïde : « La grande majorité des cas Dublin Italie sont passés par la Libye. Les récits que nous collectons depuis un an sur la Libye comportent des éléments insoutenables en termes de mauvais traitements, de torture et de viols à des fins d’extorsion. Ces éléments sont corroborés par la Mission d’appui des Nations unies en Libye ». Aussi, comme le retrait des mesures d’accueil est systématique en Italie actuellement, « qui n’est pas vulnérable une fois transféré ? », se demande l’activiste, qui assure que « nous sommes curieux de savoir comment l’ambassade du Luxembourg en Italie peut pallier les mesures de prise en charge italiennes. Va-t-elle créer un foyer d’accueil pour les personnes dublinées ? Ça ne nous paraît pas être une réponse sérieuse. »
Déconnexion entre besoins et actions
Et elle ne l’est pas. Si Jean Asselborn a réclamé, lundi, une nouvelle fois l’introduction de quotas permettant de répartir les migrant-e-s en Europe, c’est aussi parce que le Luxembourg doit expulser par manque de lits. Comme l’a expliqué le ministre lundi, la majorité des gens continuent de vivre dans les foyers. Ils et elles partagent avec les Luxembourgeois-es le difficile accès au logement. Mais le Luxembourg expulse aussi par manque de prévision : « Dans le bilan annuel 2018 sur l’immigration, on découvre que les capacités d’accueil de l’Olai ont diminué de 18 pour cent entre 2015 et 2018 alors que le nombre de personnes à prendre en charge a augmenté de 40 pour cent », note Cassie Adélaïde. « S’il y a une telle déconnexion entre les besoins et les actions menées, ce n’est pas étonnant que la situation devienne ‘ingérable’. »
En effet, selon le bilan, un taux d’occupation « supérieur à 80 pour cent » ne pourra guère être atteint. En cause : les chambres familiales qui ne peuvent être occupées par une personne étrangère à la famille ou encore les chambres en cours de rénovation ou fermées pour vétusté.
Comme le rappelle Cassie Adélaïde : « Il n’y a aucune sécurité dans ce système, et les situations individuelles sont aggravées au Luxembourg par le fait que les recours éventuels contre une décision de transfert ne sont pas suspensifs. Ces personnes doivent fuir ou vivre la peur au ventre, alors même qu’elles sont venues chercher la protection parfois légitimement. Sur ce point, le rapport annuel du ministre révèle encore que sur 570 assignations dans la structure d’urgence du Kirchberg, réservée justement aux cas Dublin, 316 ‘sont parties de leur plein gré’. En réalité, ces personnes continuent leur fuite. Le règlement Dublin n’est plus une solution. C’est un cauchemar qui génère de l’errance. »