Alors que le monde culturel s’est largement retiré dans son cocon pendant la période du confinement, Serge Tonnar n’a pas cessé de secouer le cocotier – en prenant le risque d’agacer.
Traiter de la personne de Serge Tonnar dans les médias n’est jamais chose facile. Les relations entre la presse et l’artiste ont toujours été difficiles, et son caractère parfois irascible n’aide pas. Cela ne date pas d’hier non plus : quand, en 2011, le Tageblatt a osé critiquer une soirée de bienfaisance organisée par la Fondation Thierry Van Werveke, Tonnar a appelé au boycott du quotidien eschois. Dernier exemple en date : une remarque dans le Lëtzebuerger Land, qui a nié que son initiative « Live aus der Stuff » soit de l’art. Dans une interview et sur les médias sociaux, l’artiste a alors traité la journaliste de collabo. « Je sais que j’ai une grande gueule », explique-t-il au woxx, « mais ce n’était pas seulement pour moi que je le faisais : c’était aussi pour la quarantaine d’artistes qui s’étaient investi-e-s dans l’initiative. » De là à utiliser des métaphores nazies pour évoquer une représentante de la presse, il y a pourtant un certain pas à franchir.
Aussi la prise de contact pour cet article s’est-elle révélée un peu fastidieuse : Tonnar ne voulant pas répondre à des questions envoyées par mail, il nous a proposé une interview par vidéo, qu’il pourrait enregistrer. Une option que nous avons refusé. Finalement, le téléphone a fait office de compromis. Cet épisode montre un trait de caractère typiquement narcissique : perdre le contrôle sur le contexte ou le message qui traite de son travail lui est difficilement supportable.
Ce tableau devient encore plus saisissant en prenant en compte la nouvelle version de l’hymne national que Tonnar et Georges Urwald ont sorti en plein confinement. Il faut tout de même un ego un peu démesuré pour vouloir réécrire – et non en version satirique – un hymne national et le présenter dans une vidéo non dénuée de pathos. Surtout que les changements sont minimes : une référence à Dieu enlevée par-ci et un peu plus d’écologie par-là. Pour Tonnar tout de même, cela n’aurait rien à voir avec son ego : « La version n’est pas neuve, elle a déjà été jouée en public en décembre 2018 pour les 50 ans du Mouvement écologique – avec le grand-duc au premier rang. Nous avons sorti la chanson en tant que ballon d’essai pour un album de reprises de chansons du 19e siècle, même si l’hymne ne sera pas dessus finalement. » Sur la tentation nationale, il commente : « Je ne veux pas laisser ce domaine à certaines formations et personnalités de droite, qui croient devoir occuper ce terrain comme leur chasse gardée – cette thématique appartient à tout le monde. »
Pétition pleine de platitudes pour ne pas susciter de zizanie
Occuper le terrain est en effet une de ses spécialités, comme le démontre son autre fait d’armes, une pétition soumise avec son épouse intitulée « Ons nei Heemecht », avec des revendications qui, pour le dire gentiment, sont tout sauf révolutionnaires, mais se retrouvent telles quelles dans les programmes électoraux et les discours du dimanche. Alors pourquoi se mettre en avant avec des platitudes ? « Nous ne voulions pas que notre société retourne à l’état où elle était avant le confinement. Si nous avons retenu des généralités, c’est aussi parce que dès qu’on avance vers des mesures concrètes, la bagarre commence. Or nous voulions un texte acceptable pour une grande partie de la société », explique Tonnar, qui d’ailleurs ne se fait aucune illusion : les 4.500 signatures seront difficilement atteintes. Même ses interpellations sur Facebook de partis politiques et médias n’ont pas amené un raz-de-marée. Le seul parti à avoir relayé son appel à ses membres est Déi Lénk. C’est donc avec une certaine amertume que l’artiste constate que les moyens des citoyen-ne-s pour interpeller le gouvernement sont limités.
Le troisième fait d’armes est la pérennisation du « Live aus der Stuff » − qui présentait des interventions artistiques du domicile des artistes – sous le label « Kulturkanal ». Dans une interview au magazine forum, Tonnar a évoqué un collectif d’artistes qui en assurerait la programmation, donc aussi un moyen d’échapper à la critique médiatique. Sur ce point, on le sent un peu réticent : « Bien sûr que nous ne fermons pas la porte aux critiques culturels, mais ce n’est pas le premier but du projet : nous voulons créer une plateforme accessible aux artistes qui soit indépendante. Il y aura des productions maison, des commandes, mais aussi des collaborations avec nos partenaires comme RTL et la radio 100,7. » Reste la question de savoir comment trouver un équilibre entre l’indépendance revendiquée et les exigences que ces partenaires formuleront. Mais ce n’est pas la question prioritaire pour Tonnar, qui cherche plutôt à retirer son canal de l’influence des réseaux sociaux : « Nous aurons notre propre page et notre propre plateforme. En plus, nous travaillons avec l’agence Focus, qui rassemble de jeunes professionnel-le-s, donc nous aurons sûrement une meilleure qualité d’image et de son que pendant le confinement, où certain-e-s ont dû se filmer avec leur portable. » Si le financement par l’Œuvre grande-duchesse Charlotte est assuré pour le décollage du projet, un crowdfunding est tout de même prévu pour assurer sa continuité. L’avenir dira si un tel canal culturel peut survivre au Luxembourg et s’il correspond vraiment aux besoins de la scène.
Ce qui ne correspond pas à ces besoins, c’est le dernier projet en date, qui sera présenté pour la fête nationale le 23 juin : en collaboration avec la grande-duchesse Maria Teresa, Tonnar a enregistré une version du conte « Maus Kätti ». Est-il conscient de faire partie d’une opération de marketing visant à restaurer l’image publique de la monarque, sérieusement endommagée par le rapport Waringo ? Sur cette question, il élude un peu : « Je ne me laisse pas utiliser pour une campagne. Mais je savais, tout comme la grande-duchesse, que ces critiques allaient faire surface. » Avant de prendre ses distances tout de même : « Dans ce projet, j’ai fait l’œil extérieur avec Milla Trausch, on ne m’entendra pas sur l’enregistrement, sur lequel uniquement la grande-duchesse et la violoncelliste Annemie Osborne seront présentes. Pendant le confinement, la grande-duchesse a passé des appels à la société civile, dont j’étais un des destinataires. Elle m’a parlé de sa volonté de faire elle-même un projet culturel et nous en avons parlé, puis réalisé ce petit conte, c’est tout. » Où il semble donc que même pour le troubadour national – et on sait qu’il n’aime pas qu’on le nomme ainsi –, la proximité avec le pouvoir a ses limites…